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THE UNIVERSITY
OF ILLINOIS
LIBRARY
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ILLINOiS HSSïORiCAL SURVEY
HISTOIRE
PE
CAVELIER DE LA SALLE
LIBRARy
OF THE
UNIVERSITY OF ILLINOIS
HISTOIRE
DE
ejlVELlEI? DE L/l ^M
EXPLORATION ET CONQUÊTE
BASSIN DU MISSISSIPI
D'après les Lettres de La Salle.
les Relations présentée» à Louis XiV en son nom. les Relations
de plusieurs de ses compagnons de voyage
les Actes ofllclels et antres Documents contemporains
» PAR
P. CHESNEL
Professeur Agrégé de VUnwersité
PARIS
Cibrairic Îjcô cinq partiee ÎJu iH^^nde
J. MAISONNEUVE, ÉDITEUR
3, Rue du Sabot, PARIS (VI')
1901
/^
^
JEAN MAiSONNEUYE k FILS
LIBRAIRES-ÉDITEURS
3, RUP DU SABOT, 3
PAhIS (Vie)
^
1.IBRARY
OF THE
UNIVERSITY OF ILLINOI?
J
HISTOIRE
DE
CAYELIER DE LA SALLE
I
Robert Cavelier de La Salle. — A Montréal.
r. Robert Cavelier de La Salle et sa famille. — Chez les Jésuites. —
K Départ pour le Canada. — L'ile de Montréal. — Les Sulpiciens à
Montréal. — Rivalité des Sulpiciens et des Jésuites au Canada.
Les Iroquois. — Inauguration d'une nouvelle politique au
Canada. — Robert Cavelier à Montréal : il y fonde un établis-
sement. — Ses projets et ses préparatifs. — L'intendant Talon
favorise les voyages et découvertes. — Une combinaison peu
heureuse.
Robert Cavelier de La Salle est né à Rouen, dans
la paroisse de St-Herbland, probablement rue de la
Grosse-Horloge ; son acte de baptême porte la
date du 22 novembre 1643 ; son père y est simple-
c ment qualifié « d'honorable homme » ; c'était un riche
marchand en gros, qui était en même temps o Maî-
V tre de la Confrérie de Notre-Dame i. Il s'appelait
N Cavelier tout court, ainsi que son frère, Henri, éga-
^ lement gros aégociant de Rouen. Il eut trois fils :
^ l'abbé Jean Cavelier, l'aîné, dont nous aurons sou-
§ vent à reparler ; Robert, le héros de cette histoire,
T^et Nicolas, qui fut avocat et mourut jeune ; il eut
r
b HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
aussi une fille, qui épousa Nicolas Crevel, conseiller
du roi et maître des comptes à Rouen (1). Le nom de
La Salle, sous lequel le jeune Robert fut anobli,
paraît avoir été celui d'un domaine que la famille
possédait aux environs de Rouen.
Robert Cavclier fit ses études au collège des
Jésuites de sa ville natale, devenu depuis le Lycée
Corneille. Sur le désir exprimé par son père, il
entra ensuite, comme novice, dans la compagnie de
Jésus, sans doute avec rarrière-pensée de se faire
envoyer en mission dans les pays lointains : il con-
ciliait ainsi l'obéissance filiale avec la passion, innée
en lui, des voyages et des aventures. Mais d'un
caractère entier, fier et indépendant, il comprit bien
vite qu'il n'avait ni la souplesse, ni la docilité néces-
saires pour faire un bon Jésuite et, à la mort de son
père, il reprit sa liberté, avant d'avoir prononcé ses
vœux.
Il fut néanmoins déclaré déchu de ses droits à
l'héritage paternel, en vertu de lois alors existantes,
établies dans le but d'empêcher que les familles ne
fussent troublées, dans la jouissance de leurs biens,
par les revendications de collatéraux, qui, après
s'être voués à la vie religieuse et avoir fait vœu de
pauvreté, rentraient ensuite dans le monde. A titre
de pension alimentaire, ses frères et sa sœur s'enga-
gèrent à lui servir une rente, de 300 livres suivant
les uns, de 400, d'après les autres. C'était bien peu,
(I) Ce Nicolas Crevel fut le père de Crevel de Moranger, dont il
sera question plusieurs fois à la fin de celle histoire.
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 7
et d'ailleurs La Salle n'était pas plus fait pour la vie
bourgeoise que pour la vie religieuse : son tempéra-
ment ardent, son humeur aventureuse, son caractèro
chevaleresque, non moins que l'ambition et Tamour
de la gloire, le poussaient aux grandes entreprises.
11 se fit verser par sa famille le capital de sa rente et
s'embarqua pour le Canada ou Nouvelle-France.
A 200 kilomètres en amont de Québec, le Saint-
Laurent reçoit, par un vaste estuaire, les eaux de
son principal tributaire, l'Ottawa, ou plutôt un3 par-
tie de ses eaux : car une autre partie s'écoule par un
bras qui s'en détache, un peu au-dessus du con-
fluent, et qui, après avoir suivi longtemps une voie
presque parallèle à celle du Saint-Laurent, dan3 la
direction du nord-est, finit par rejoindre le grand
fleuve canadien : c'est le largo delta ainsi formé
qu'on a appelé l'île de Montréal, du nom d'une mon-
tagne qui s'élève au milieu et que Cartier avait bap-
tisée Mont Royal. Champlain, qui fit le tour de cette
île, reconnut sa situation avantageuse et y fonda un
établissement, en 1611. Elle n'eut longtemps d'autre
habitation qu'un comptoir fortifié et d'autres habi-
tants que les employés des diverses compagnies
auxquelles les rois de France concédèrent successive-
ment le monopole du commerce dans la Nouvelle-
France et même la propriété du sol. En retour, ces
compagnies s'engageaient à y faire passer et à y
entretenir des missionnaires, pour propager la foi
chrétienne, ainsi que des colons, pour défricher les
terres. Celle des Cent Associés, fondée par Riche.
« HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
lieu lui-même et qui donna d'abord les plus belles
espérances, ne réussit pas mieux que les précéden-
tes à peupler le Canada. Craignant d'être dépossé-
dée, elle fit des concessions de terrains à des parti-
culiers, qui se substituaient à elle dans ses privilè-
ges, mais aussi dans ses charges. C'est ainsi que
M. de Lauson, qui fut plus tard gouverneur du Ca-
nada, obtint la propriété de l'île entière de Montréal.
Impuissant à remplir ses engagements, il la rétro-
céda à une Société qui venait de se former, sous le
nom de «, Société de Montréal ., à l'instigation d'un
membre influent du. clergé français, l'abbé Olier.
Deux ans après, en 1642, Olier compléta son œuvre
en fondant l'Ordre dit de Saint-Sulpice, pour les jeu-
nes prêtres qui désiraient se consacrer aux missions
étrangères. Pour plus de garanties, les « associés
de Montréal » firent ratifier la cession par la compa-
gnie des Cent et la firent approuver par le roi ; ils
devenaient seuls propriétaires et seigneurs de l'île,
avec le droit de disposer des terres comme ils l'en-
tendraient, de rendre la justice et de nommer les
gouverneurs : pour coloniser l'île, ils y envoyèrent,
dès 1642, une « recrue », sous les ordres de Maison-
neuve. C'est alors que fut fondée, sur remplacement
déjà choisi par Champlain, la bourgade de Villema-
rie, qui, est devenue la splendide cité actuelle de
Montréal. Ses commencements furent difficiles : elle
avait à se défendre contre les attaques d'ennemis
implacables et les trahisons d'alliés perfides; heu-
reusement, elle ne fut pas abandonnée par les Asso-
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 9
ciés de Monti'éal : presque tous aussi riches que
pieux, donnant leur argent sans compter et sans
arriére-pensée de lucre, pour la plus grande gloire
de Dieu et la propagation de la foi, ils envoyèrent
des outils, du blé, des provisions de toutes sortes et
de nouvelles « recrues » ; l'une d'elles, celle de 1653,
se composait de 100 hommes, qui furent bientôt
rejoints par des jeunes filles de France, destinées à
devenir leurs épouses. Pour assurer la sécurité des
travailleurs, on construisit dans les champs des mai-
sons fortifiées et des redoutes. Villemarie fut dotée
d'une église ; l'hôpital fut restauré et agrandi ; la
chétive bourgade d'autrefois prit peu à peu l'aspect
d'une jolie petite ville, coquettement assise au pied
du mont Royal, sur le bord du Saint-Laurent. En
1657, l'abbé de Queylus et trois autres prêtres de
Saint-Sulpice vinrent s'y installer, et, quelques
années plus tard, les Associés de Montréal, qui
n'avaient pas oublié les véritables intentions de
l'abbé Olier, se désistèrent de leurs droits en faveur
du séminaire de Saint-Sulpice. La donation, faite le
9 mars 1663, fut ratifiée, le 31 suivant, dans une
assemblée générale des Sulpiciens.
Ceux-ci, une fois établis à Montréal, espéraient
rayonner de là sur tout le Canada ; mais ils se heur-
tèrent à l'hostilité des Jésuites, qui travaillaient
depuis longtemps à accaparer la colonie, dans
l'espoir d'y fonder, comme leurs confrères d'Espa-
gne au Paraguay, une sorte de république théocra-
tique dont ils auraient été les chefs : se servir de la
lO HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
religion pour arriver au pouvoir, puis mettre le pou-
voir au service de la religion, tel était leur plan.
Après avoir suivi attentivement, dans l'ombre et le
silence, les progrès de la colonie naissante, ils
n'avaient pas tardé à intervenir ouvertement. Déjà,
sous Henri IV, ils avaient fait suspendre le privilège
d'une compagnie, à la tête de laquelle était le protes-
tant de Monts, sous prétexte qu'elle n'avait pas réussi
à faire un seul chrétien. Le successeur de de Monts,
Poutnncourt^ emmena avec lui un prêtre catholique
et, trois semaines après son arrivée, fît baptiser 21
sauvages. Il croyait ainsi échapper aux reproches
encourus par son prédécesseur : comme il se trom-
pait ! Les Jésuites crièrent au sacrilège : « Baptiser
i des sauvages avant de les avoir instruits, n'était-
« ce pas se moquer de la religion ! » Leur but était
de faire interdire l'accès du Canada, non seulement
aux Protestants, mais encore au clergé séculier. Mais
la compagnie, qui se défiait d'eux, leur préféra des
Récollets. Ceux-ci, n'ayant pas obtenu les résultais
qu'ils espéraient, attribuèrent leur insuccès à la pau-
vreté de leur Ordre et invitèrent les Jésuites, riches
et rentes, à se joindre à eux : ils allaient au-devant,
de leurs secrets désirs. Ce fut un jeu pour les Jésui-
tes de se faire agréer par le roi Louis XIII et par le;
duc de Ventadour, alors lieutenant-général de la;
Nouvelle-France. Cinq de leurs membres passèrent^
aussitôt l'Océan, et bientôt après, en 1627, RicheHeu-
fondait — nouveau succès pour eux — sa fameuse^
compagnie des Cent, qui, composée exclusiverment
HISTOIRE DE CAVELIER DR LA SALLE TI
de catholiques, s'engageait à ne faire passer que des
catholiques en Amérique. Mais en 1629, les Anglais
envahirent le Canada et emmenèrent prisonniers
Récollets et Jésuites. La paix signée, les Jésuites se
hâtèrent de reprendre le chemin de l'Amérique et,
une fois réinstallés dans la colonie, ils intriguèrent
pour en faire interdire l'accès aux Récollets, qui no
demandaient, eux aussi, qu'à y rentrer. Leur nom-
bre augmenta rapidement. Dés 1635, on en comptait
35, répartis dans six résidences. Ils triomphaient
déjà, quand l'abbé Olier traversa leurs desseins, en
fondant successivement la Société de Montréal et
l'Ordre de Saint-Sulpice : comme on l'a vu plus
haut, la Société acquit l'île de Montréal ùt l'Ordre y
envoya peu après des missionnaires. Lorsqu'il fut
question d'établir un évêché au Canada, l'archevêque
de Rouen, d'accord avec le clergé national, qui
avait peu de sympathies pour les disciples de
Loyola, mit en avant le nom de l'abbé de Qucylus,
le plus en vue de ces missionnaires. Les Jésuites
parèrent le coup et même manœuvrèrent si habile-
ment auprès du cardinal Mazarin, de la pieuse Anne
d'Autriche et du pape, que ce fut une de leurs créa-
tures, François de Laval de Montmorency, qui fut
nommé, non pas évêque, mais simplement, ce qui
n'était pas d'ailleurs pour leur déplaire, vicaire
apostolique de la Nouvelle-France. Ce prélat, très
autoritaire et qui se plaisait à répéter qu'un évoque
peut tout ce qu'il veut, n'eut pourtant d'autres
volontés que celles des Jésuites, qu'il savait tout
12 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
puissants auprès du Saint-Siège : par lui, ils devien-
nent les maîtres des gouverneurs eux-mêmes, que
la Cour invite à partager le pouvoir temporel avec le
représentant de l'Eglise et qui, en cas de conflit,
sont sacrifiés, comme d'Avaugour et d'Argenson,
ou réduits, comme le pieux de Mézy, menacé
d'excommunication par le prélat, à solliciter leur
médiation. Tout plie sous leur volonté : ils se font
attribuer le monopole du commerce des boissons
fortes avec les sauvages, source de gros bénéfices,
et Laval menace des foudres de l'Eglise quiconque
osera leur faire concurrence; de plus, il s'oppose au
retour des Récollets et persécute les Sulpiciens
« pour les dégoûter du Canada » ; l'abbé de Queylus
est expulsé manumililari et défense est faite aux prê-,
très du séminaire de Montréal d'exercer les fonctions
de leur ministère en dehors de l'île : tout pour les,
Jésuites et par les Jésuites : telle était la devise du
vicaire apostolique.
Tandis que ce dernier et le gouverneur passaient
le meilleur de leur temps à se chicaner, le plus sou-
vent pour de simples questions de préséance, ce qui
donnait lieu, jusque dans l'église de Québec, à des
scènes dignes d'être immortalisées par l'auteur du
Lutrin, la colonie se trouvait réduite aux abois : elle
souffrait non seulement du joug des Jésuites, mais
encore des incursions presque continuelles des Iro-
quois, ses ennemis héréditaires, depuis le jour où
Champlain, prenant parti contre eux pour les Hurons
et les Algonquins, leur avait fait envoyer quel-
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l3
ques décharges de mousqueterie qui firent mer-
veille. Le premier moment de stupeur passé, les
Iroquois reprirent courage ; ils jurèrent de se ven-
ger et ne furent que trop fidèles à leur serment.
Ils occupaient au sud du Saint-Laurent une large
bande de territoire s'étendant de PHudson au lac
Erié, et étaient répartis en cinq natioiîs ou tribus,
indépendantes les unes des autres, mais étroitement
unies par la communauté d'origine et d'intérêts, et
toujours prêtes à se soutenir les unes les autres :
chaque tribu se composait de deux ou trois villa-
ges, dont les plus importants ne comptaient guère
que 120 ou 150 cabanes. L'autorité appartenait aux
anciens, qui se réunissaient en conseil pour déhbé-
rer sur les affaires importantes. Le culte des ancê-
tres était en honneur parmi eux ; très attachés à
leurs parents, ils croyaient que le plus sacré de leurs
devoirs était de venger ceux des leurs qui étaient
tombés sous les coups des ennemis. Avec la chasse
et la pêche, la guerre était la principale occupation
des hommes, qui laissaient aux femmes le soin de
cultiver un peu de terre autour des villages, d'y
semer et d'y récolter du maïs. Ils se vantaient de
« manger » une nation par an, et l'expression n'était
que trop juste, car ils se faisaient un régal de la
chair des ennemis^ tombés morts ou vivants entre
leurs mains. Manœuvrant leurs légers canots
d'écorce avec une habileté incroyable ou glissant
légèrement sur la neige, à l'aide de raquettes, ils
allaient porter la guerre à plusieurs centaines de
l4 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
lieues de leur paya. Leur force physique égalait leur
agilité et leur endurance surpassait tout ce que Ton
peut imaginer : ils étaient capables de rester plu-
sieurs jours sans boire ni manger ; avec cela très
braves, se riant des périls, ne craignant ni la souf-
france, ni la mort. On comprend qu'ils furent pour
notre colonie des adversaires terribles, surtout lors-
que, grâce aux bons soins des Anglais et des Hol-
landais, ils purent remplacer par. des armes à feu
leurs arcs et leurs matraques. Politiques perfides,
non moins que guerriers intrépides, ils donnèrent à
des traités, d'ailleurs peu clairs, l'interprétation qui
s'accordait le mieux avec leurs intérêts et leur désir
de vengeance ; pendant qu'ils nous amusaient par
des protestations d'amitié, ils exterminaient nos
alliés, les Algonquins et les Hurons, dont ils osè-
rent même poursuivre les tristes restes jusque dans
les murs de Québec, sous les yeux des habitants ter-
ritiés et du gouverneur impuissant. Le fort des
Trois-Rivières, bâti à trente lieues au-dessus de
Québec, faillit à plusieurs reprises être détruit par
eux : dans une rencontre ils tuèrent même le gou-
verneur avec quinze colons. Mais ce fut surtout
Montréal qui eut à souffrir de leurs incursions : ils
abordaient dans les parties désertes ou boisées de
l'île; se faufilant à travers les forêts, rampant dans
la brousse, ils approchaient des travailleurs des
champs ou des sentinelles, sans éveiller l'attention
et, d'un bond, comme des bétes fauves, s'élançaient
sur eux, en poussant des hurlements épouvantables.
HISTOIRE DE CAVELlER DE LA SALLE 10
Ils eussent vite fait d'anéantir la petite colonie, si
chaque colon n'avait été doublé d'un héros : le
Canada vit se renouveler les grandes actions de
Pantiquité, notamment au passage du Long-Saut (1),
où un autre Léonidas et seize Montréalistes sacrifiè-
rent volontairement leur vie dans une lutte inégale
et désespérée contre une armée de 800 Iroquois, qui
fut à moitié détruite et forcée de battre en retraite.
Heureux d'ailleurs ceux qui, comme ces braves,
périssaient en combattant ! ils échappaient du
moins aux épouvantables tortures que les Iroquois
se plaisaient à infliger à leurs prisonniers : ces bar-
bares commençaient par leur arracher les ongles ;
puis ils les attachaient, par les pieds et par les
mains, à un poteau dressé exprès et là, au moyen
de tisons ardents et de tiges de fer rougies au feu^
ils leur brûlaient successivement toutes les parties du
corps, en procédant avec une lenteur calculée et des
raffinements de cruauté inouïs. Avec une science
diabolique de ce qu'un être humain peut endurer de
souffrances sans mourir, ils prolongeaient l'horrible
supplice, parfois pendant plusieurs jours ; un mis-
sionnaire, des colons de Villemarie, môme des fem-
mes, furent ainsi brûlés dans leurs villages.
Les plaintes des infortunés Canadiens, opprimés
par les Jésuites et harcelés par leurs féroces voisins,
Unirent par arriver jusqu'aux oreilles de Louis XIV :
le roi prit, au sujet de la colonie, deux décisions
(i) Rapide de l'Oltawa.
l6 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
importantes : la première, de réduire les Iroquois;
la seconde, de subordonner, comme en France, le
pouvoir spirituel au pouvoir temporel.
Pour exécuter la première, il envoya au Canada,
avec un nouveau gouverneur, de Courcelles, le régi-
ment de Carignan-Salièreà, sous les ordres du lieu-
tenant-général de Tracy : il semble que cette mesure
aurait dû être approuvée par tout le monde ; elle
déplut cependant aux Jésuites, qui avaient trouvé
moyen de fonder des missions chez les Iroquois et
aspiraient à jouer le rôle de médiateurs entre eux et
les Français ; une première expédition échoua et le
gouverneur rejeta hautement sur les Jésuites la res-
ponsabilité de cet échec. La seconde fut plus heu-
reuse : Jes Iroquois, traqués par quinze cents
hommes jusque dans leurs bourgades les plus recu-
lées, durent implorer la paix.
Mais le plus difficile était de rétablir le pouvoir
temporel : Louis XIV, conseillé par Colbert, contia
cette délicate mission à un homme énergique et
habile, qu'ail adjoignit au gouverneur avec le titre
d'intendant : nous voulons parler de Jean Talon, qui
a laissé de si glorieux souvenirs au Canada : il se
montra digne de la confiance du roi ; à la grande
joie des laïques, il rétablit la liberté du commerce ;
aux Jésuites, il fit des réprimandes, parce qu'ils ne
s'appliquaient pas assez à policer les mœurs des
sauvages et à les instruire ; au vicaire apostolique,
qui voulait se faire nommer évêque, il fit entendre
qu'il avait tort de trop compter pour cela sur les
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE I^
Jésuites, qu'il valait mieux se concilier les bonnes
grâces du roi, et il l'amena ainsi à se renfermer de
plus en plus dans les attributions, de ses fonctions
épiscopales. L'abbé de Queylusfut autorisé à rentrer
au Canada et son retour fut bientôt suivi de celui des
Récollets ; les Sulpiciens virent lever l'interdiction qui
leur avait été faite de sortir de l'île de Montréal et
furent même invités à envoyer des missionnaires
chez les sauvages.
Ce fut peu de temps après l'inauguration de la
nouvelle politique coloniale que Robert Cavelier, à
peine âgé de 23 ans, débarqua à Montréal. Parmi les
prêtres de Saint-Sulpice qui s'y trouvaient alors,
figurait son frère aîné, l'abbé Jean Cavelier, qui le
recommanda à la bienveillance de ses confrères. Les
seigneurs de Montréal étaient précisément en quête
de colons ; le roi les avait confirmés dans leurs pri-
vilèges, mais à la condition qu'ils feraient défricher
les terres incultes. Ils étaient d'ailleurs les premiers
intéressés à la prospérité de l'île et ils avaient com-
pris que rien n'était plus propre à en assurer la
sécurité que l'érection de fiefs fortifiés sur les points
les plus menacés. Pour ces raisons, le jeune Cave-
lier, qui disposait de quelque argent, fut accueilli à
bras ouverts par les seigneurs de Montréal. « Pour
« lui procurer les moyens de servir utilement lacolo-
t nie », dit l'abbé Faillon, l'historien de Montréal,
on lui octroya verbalement un vaste fief, situé sur
le Saint-Laurent, en face et un peu au-dessus du
saut Saint-Louis, a sans aucun droit de justice, mais
î8 MISTOIRË t)E CAVKLIER DE LA SALLE
« avec droit de moulin seigneurial, à la seule charge
« d'une médaille d'argent fin du poids d'un marc,
« à chaque mutation de seigneur ». « La Salle, tou-
« jours d'après l'abbé Faillon, parut d'abord s'appli-
« quer tout entier à l'étabHssement de sa seigneurie
« et, par reconnaissance sans doute pour ses bien-
« faiteurs, la surnomma Saint-Sulpice,d'où vint que
i la côte fut appelée du même nom, le premier qui
« lui ait été donné dans les actes publics. Il y
« commença des défrichements etdes constructions,
« traça l'enceinte du futur village, où tous les colons
« devaient avoir une maison, pour s'y mettre à cou-
« vert des Iroquois et fit aussitôt diverses conces-
« sions de terres, donnant à chacun des nouveaux
« colons 60 arpents et, en outre, un demi-arpent
« dans l'enceinte du village. » Le cens qu'il leur
imposa était très modéré et, afin de les dédommager
des frais qu'ils avaient faits et du mal qu'ils s'étaient
donné pour transporter les matériaux par les che-
mins, encore peu praticables, qui reliaient Saint-Sul-
pice à Villemarie, il les tint quittes de toute rente sei-
gneuriale jusqu'en l'année 1671, « pourvu qu'ils eus-
Œ sent feu etlieu dans la nouvelle colonie à la Saint-
« Jean de l'année 1669 ». o Enfin, il leur donna à
« tous le droit de pêche devant leur concession, ainsi
« que le droit de chasse sur leurs terres, et sépara
« de son fief 200 arpents, vers le lac Saint-Pierre,
• pour commune^ où chacun pouvait faire paître ses
« bestiaux, moyennant une redevance de cinq sous
« chaque année. » Une réglementation si libérale
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE I9
attira les colons à Saint-Sulpice ; ils furent bientôt
assez nombreux pour former une bourgade, le pre-
mier des nombreux établissements fondés par La
Salle dans l'Amérique du nord, devenu depuis la
ville de La Chine.
La Salle aurait pu attendre là tranquillement la
fortune ; mais il ambitionnait mieux que les riches-
ses : il voulait s'illustrer par une grande découverte.
Tout en jetant les fondements d'une ville future, il
méditait un projet, dont la réalisation l'eût égalé, du
moins il le croyait, à Christophe Colomb lui-même.
On sait que le grand marin Génois se flattait de
trouver, dans la direction de l'ouest, une route mari-
time conduisant aux Indes, plus courte que celle que
l'on était obligé de suivre alors en faisant le tour de
l'Afrique. Lorsqu'il découvrit les premières terres,
il se crut arrivé aux Indes ; l'erreur ne tarda pas à
être reconnue : uiî immense continent s'interposait)
de l'Océan glacial arctique à l'Océan glacial antarc-
tique, entre l'Europe et l'Asie orientale. On se rabat-
tit alors sur l'espérance de trouver, à travers l'Amé-
rique du nord, une voie de communication fluviale
et lacustre avec la mer de l'ouest, qu'on appelait
mer de Chine. Champlain lui-même avait ambitionné
de faire cette découverte, si l'on en croit Lescarbot,
un médiocre rimeur du temps, qui s'adressait à lui
en ces termes :
e Que si tu viens à clief de la belle entreprise,
« On ne peut estimer combien de gloire un jour
« Acquerras à ton nom, que déjà chacun prise ;
20 HISTOIRE DE CAVE LIER DE LA SALLE
« Car d'un fleuve infini tu cherches l'origine,
f Afin qu'à l'avenir y faisant ton séjour,
« Tu nous fasses par là parvenir à la Chine. »
Découvrir le « passage à la Chine», comme on
disait alors avec concision, telle fut bientôt Pidée
fixe de La Salle. Le Saint-Laurent conduisait déjà
jusqu'aux grands lacs du centre; peut-être le cin-
quième n'était-il pas le dernier ; peut-être aussi ces
lacs immenses déversaient-ils le trop plein de leurs
eaux aussi bien par l'ouest que par l'est. En admet-
tant que cette hypothèse ne fut pas confirmée, ne
parlait-on pas de grands fleuves qui prenaient leur
source non loin de ces lacs ? La Salle se plaisait à
interroger les sauvages à ce sujet. Pendant l'hiver
de 1668, il en hébergea deux, de la nation des Tson-
nontouans, la plus occidentale des tribus iroquoises,
qui occupait tout le pays situé au sud du lac Onta-
rio ; il s'initia à leurs mœurs et à leur langue et se fit
donner par eux tous les renseignements possibles
sur un grand cours d'eau qu'ils appelaient Ohio (la
belle eau, ou le beau fleuve) : il prenait sa source,
disaient-ils, non loin de leur village, se dirigeait
approximativement du levant au couchant et allait
déboucher dans une mer lointaine, à laquelle on ne
pouvait parvenir qu'après huit ou neuf mois de navi-
gation. D'autre part^ les Outaonais, qui habitaient
du côté du lac Supérieur, avaient aussi leur « grand
fleuve », qu'ils appelaient Missi-Sepe (la grande
eau). Pour beaucoup, ces deux fleuves n'en faisaient
qu'un, ce qui n'était vrai qu'à partir de leur con-
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 21
fluent. La Salle crut que, par l'un ou par l'autre,
peut-être par les deux, il atteindrait la mer de Chine;
il résolut de commencer par l'Ohio.
Pour exécuter son dessein, il lui fallait de l'argent :
dès le 9 janvier 1669, il vendait à l'abbé de Queylus,
supérieur des Sulpiciensde Montréal, la plus grande
partie de son lief, pour la somme de 1.000 livres,
payable en marchandises, sans compter une autre
somme de 800 livres payable à un nommé Lhuillier.
Qu'on n'accuse pas La Salle d'avoir revendu au
séminaire ce que celui-ci avait donné ; il se faisait
à peine rembourser des frais qu'il avait faits pour le
défrichement des terres et surtout la construction de
maisons et de bâtiments d'exploitation. De Quey-
lus, qui avait deviné l'homme supérieur dans le
jeune Rouennais, cherche à l'attacher à Montréal ;
non seulement il refuse de lui acheter le reste de
son fief, mais encore il lui remet, le 11 janvier, un
titre en vertu duquel étaient érigés en fief noble les
420 arpents qui lui restaient. Pas plus tard que le
9 février suivant, La Salle vend titre etdomaine à un
certain Jean Milot pour la somme de 2.800 livres.
Puis il descend à Québec, va trouver le gouverneur
et l'intendant et leur soumet son projet.
Tout en poussant au défrichement des terres,
Talon avait compris que l'avenir du Canada, froid
et stérile, était plutôt dans le commerce que dans
l'agriculture ; il voulait en faire comme un vaste
entrepôt commercial entre la France et les immenses
régions encore inexplorées de l'Amérique du Nord,
22 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
qui devaient, d'après le droit international, appar-
tenir au premier occupant. 11 encouragea donc les
voyages de découvertes. Il commença par envoyer
Jolliet, avec un sieur Péré, à la découverte de riches
mines de cuivre qu'on savait exister dans les envi-
rons du lac Supérieur. Quand La Salle se présenta à
lui avec son projet, il fut d'autant mieux accueilli
qu'il prenait à sacharge tous les frais de l'entreprise.
Talon, ravi, n'eut pas de peine à faire partager son
enthousiasme à de Courcelles : on délivra à l'auda-
cieux aventurier des lettres patentes, qui l'autori-
saient à explorer les bois, les rivières et les lacs du
Canada, c'est-à-dire de l'Amérique septentrionale, et
le recommandaient aux gouverneurs de la Virginie,
de la Floride et de tous les pays où il pourrait
pénétrer. Le gouverneur l'autorisa même à recruter
des compagnons de voyage parmi les soldats des
troupes royales.
En même temps que La Salle, se trouvait à Qué-
bec Dollier de Casson, l'un des Sulpiciens les plus
influents de Montréal. Ces derniers, depuis que,
grâce à Talon, ils n'étaient plus confinés dans leur
île, déployaient une activité extraordinaire et rivali-
saient de zèle avec les Jésuites pour la conversion
des sauvages : dès 1668, l'abbé François de Fénelon,
frère consanguin du futur archevêque de Cambrai,
était allé avec un de ses confrères, l'abbé Trouvé,
fonder une mission à Kenté, au nord-est du lac
Ontario. Dollier, de son côté, après avoir passé l'hi-
ver chez les Nipissings, peuplade qui habitait entre
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 23
les lacs Huron et Ontario, n'était revenu à Montréal
que pour se préparer à un second voyage : ayant
appris que les Jésuites venaient de s'établir à Sainte
Marie-du-Sault, entre le lac Huron et le lac Supé-
rieur, il rêvait de pousser plus loin qu'eux encore.
Quand il eut fait part de son dessein à Talon, celui-
ci songea à associer son expédition avec celle de La
Salle, afin de les fortifier l'une par Tautre. Dollier,
qui ne demandait que cela et qui avait peut-être sug-
géré ridée de cette combinaison, ne se fit pas prier
pour servir de Mentor à La Salle ; par égard pour
lui et pour l'intendant, le jeune explorateur se rési-
gna à jouer le rôle de ïélémaque, pour lequel il
n'était pas fait.
II
Découverte de l'Ohio.
Derniers préparatifs et départ des voyayeurs. Prudence et cou-
rage. — Sur le Saint-Laurent : les Portages. — Chez les Iro-
quois Tsonnonlouans. — Horrible supplice d'un prisonnier de
guerre. — Vers le lac Erié. — La Salle se sépare de Dollier. —
La Salle à la recherche de l'Ohio. — Défection d'une partie de
ses hommes. — Découverte et exploration de l'Ohio. — Jusqu'où
La Salle a descendu l'Ohio ? — Son retour à Montréal.
De retour à Montré^,], Dollier et La Salle achevè-
rent leurs préparatifs : celui-ci équipa quatre canots et
engagea quatorze hommes : les contrats qu'il passa,
entre autres avec « les sieurs » de Roussillon, chi-
rurgien, et Charles Thoulonnier, prouvent que son
but était bien la découverte de la mer de Chine : l'un
promettait, en effet, de l'accompagner a tant du côté
t du nord que du côté du sud » ; l'autre, « tant du
t côté du sud que du côté du nord ». Comme Thou-
lonnier, la plupart des hommes recrutés par La Salle
prenaient l'engagement de rester à son service jus-
qu'au 20 octobre 1670, moyennant une somme de
400 livres. En outre, il s'obligeait à leur fournir
équipage, canots et vivres. Il fit si bien les choses
que, au moment de s'embarquer, il s'aperçut que ses
ressources commençaient à s'épuiser et, le jour même
du départ, il vendit à Jacques Leber et Charles Le
26 HISTOIRE DE CAVELIER DE L.V SALLE
Moyne (1), pour la somme de 600 livres, une der-
nière propriété qui lui restait. De son côté, DoUier
équipa trois canots et engagea sept hommes. Il se fit
adjoindre un de ses jeunes confrères, le diacre de
Galinée, réputé astronome et mathématicien et qui
prouva qu'il était au moins capable de dresser une
carte géographique; sur sa demande, DoUier embau-
cha également un Hollandais, qui savait Plroquois et
devait servir d'interprète. Enfin, l'expédition partit
de l'ancien fief de La Salle le 6 juillet 1669, dans
l'après-midi : en tête s'avançaient, dans deux canots,
deux guides iroquois, les anciens hôtes de La Salle,
puis venaient pèle- mêle les sept canots français : ils
étaient en écorce de bouleau, longs d'une vingtaine
de pieds et larges de deux seulement; leur légèreté
était telle qu'il suffisait d'un homme pour les porter,
tandis qu'ils portaient facilement chacun quatre
hommes et 800 livres de bagages. Inutile d'ajouter
qu'il ne fallait pas s'aventurer dans ces frêles esquifs,
si on ne savait parfaitement nager. •
Le matin du 6 juillet, on avait exécuté sur la place
de Villemarie trois soldats de la colonie, convaincus
d'assassinat sur la personne d'un capitaine iroquois,
de la nation des Tsonnontouans ; on espérait que le
châtiment des coupables donnerait satisfaction aux
sauvages et on avait tenu à ce que les hôtes de La
Salle, qui étaient les compatriotes de la victime,
assistassent au supplice et pussent en rendre témoi-
(1) Père de Le Moyne d'Iberville et de Le Moyne de Bien ville.
HISTOIRE DE CAVELIKR DE LA SALLE 2^;
gnage. Malheureusement, on venait de découvrir un
nouvel attentat, commis sur la personne de six Iro-
quois Onneiouts, et leurs compatriotes accusaient
hautement, non sans raison, quatre Français d'avoir
commis ce crime par cupidité. On avait donc de
sérieuses raisons de craindre que les Iroquois ne
reprissent les armes, et, dans ce cas, nul doute qu'on
eût de nouveaux noms à ajouter au martyrologe de
Montréal. Malgré la gravité de la situation, qu'il con-
naissait mieux que personne, La Salle n'avait pas
hésité un moment et l'on ne sait ce qu'on doit le
plus admirer de son courage ou de son désintéres-
sement. Pour l'accomplissement de son noble des-
sein, il était prêt à sacrifier sa vie, comme il avait
sacrifié ses biens et son avenir, ne demandant en
retour qu'un peu de gloire, qu'on ne devait, hélas!
que trop lui marchander. A l'honneur des Sulpi-
ciens, on doit dire qu'ils ne reculèrent pas plus que
lui devant les périls.
Entre l'île de Montréal et le lac Ontario, le cours
du Saint-Laurent est très accidenté ; on y compte au
moins cinq ou six rapides qu'il est aussi impossible
de remonter que de descendre : il faut, quand on en
rencontre un, débarquer sur la rive la plus accessi-
ble, hisser les canots à terre et les porter, ainsi que
les bagages, à travers des sentiers abrupts, encom-
brés de broussailles et d'obstacles de toute sorte,
jusqu'à ce que le fleuve soit redevenu navigable :
c'est ce qu'on appelle des portages. Le batelier cana-
dien ne se sépare jamais de son canot; il l'aime,
a8 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
comme l'Arabe du désert aime son cheval ou son
chameau. A cause de la grande quantité de lacs ou
de cours d'eau qu'on trouve dans l'Amérique du
Nord, il est rare qu'on fasse une dizaine de lieues
sans rencontrer une voie navigable. Pour passer de
l'une à l'autre, de même que pour tourner un rapide,
le Canadien charge son léger canot d'écorce sur ses
épaules, et les deux font ainsi, se portant tour à tour
l'un l'autre, des centaines de lieues en quelques
semaines. Mais cette manière de voyager est très
fatigante, même pour ceux qui y sont habitués.
Aussi, nos voyageurs n'étaient pas arrivés au lac
Ontario qu'ils étaient presque tous malades, ce qui
se comprend facilement : astreints à des efforts con-
tinuels pendant le jour^ obligés do coucher, la nuit,
sur la terre nue, à la belle étoile ou sous des tentes
d'écorce improvisées, il n'avaient guère eu, pendant
un mois, d'autre nourriture que du maïs cuit dans
l'eau. Dollier et de Galinée proposèrent alors de se
rendre tous ensemble à la mission de Kenté pour,
selon leur expression, « prendre langue » avec leurs
confrères, les abbés de Fénelon et Trouvé. La Salle,
qui voyait avec désespoir l'été approcher de sa fin,
s'y opposa énergiquement et les menaça de se sépa-
rer d'eux, en emmenant ses hommes et ses guides.
Les Sulpiciens jugèrent prudent de céder.
L'expédition se dirigea donc vers le pays des Tson-
nontouans, en longeant la côte orientale du lac Onta-
rio jusqu'à l'embouchure d'une petite rivière qui se
jette au sud-est et qu'il n'y avait plus qu'à remonter
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 39
pour arriver au principal village, situé à six lieues
seulement du làc. Il fut convenu que Dollier et une
partie des hommes resteraient à garder les canots
et les bagages, tandis que La Salle et Galinée se
rendraient avec les autres au village. Ils espéraient
y trouver des esclaves originaires des bords de l'Ohio
et avaient l'intention de s'en faire livrer un qui les
guiderait vers ce fleuve; à leur arrivée, les anciens
s'assemblèrent ; La Salle prit la parole devant eux ;
mais il ne put se faire comprendre; on fit alors entrer
en scène le Hollandais : il comprenait bien l'Iro-
quois, mais était incapable de le traduire en Fran-
çais. En Tabsence du missionnaire jésuite, le Père
Frémin, qui venait justement, par une coïncidence
étrange, de partir pour Onneiout, force fut d'avoir
recours à son serviteur, qui consentit à remplir les
fonctions d'interprète : on échangea des promesses
et des présents; mais les Iroquois se montrèrent peu
disposés à fournir un guide. Dollier et Galinée ont
prétendu qu'ils avaient été « embouchés » ; ils n'ont
pas dit par qui : mais il est facile de le deviner. Et,
en effet, ce que l'on sait du plan poursuivi par les
Jésuites et de leurs manœuvres louches ne donne
que trop de poids à cette accusation. Il faut reconnaî-
tre aussi que les Tsonnontouans étaient excités con-
tre les Français par les parents de leur capitaine,
assassiné près de Villemarie, que Tabus des bois-
sons fortes, achetées aux Anglais, les rendait dan-
gereux même pour des alliés, enfin que l'effer-
vescence était encore accrue par des préparatifs de
3o HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
guerre, dirigés contre une peuplade qui avait tué
récemment dix des leurs par surprise. Aussi, tout en
continuant à négocier, les Français faisaient bonne
garde. Un jour, ils apprirent qu'un parti dcTsonnon-
touans, de retour d'une expédition lointaine, rame-
nait un prisonnier de guerre : il fut convenu entre
eux qu'ils demanderaient à Tacheter.
Le lendemain matin, (ialinée se rendit sur la
place : il aperçut le prisonnier, un jeune sauvage de
18 à 20 ans, robuste et bien fait, déjà attaché au
poteau du supplice. Il fit faire par le Hollandais des
offres de présents pour l'obtenir. Mais il était échu à
une vieille dont le fils avait été tué à la guerre et qui
resta sourde à toutes les propositions. Tout ce que
put faire Galinée pour le prisonnier, ce fut de l'exhor-
ter, autant qu'il pouvait se faire comprendre de lui,
à mettre sa confiance en Dieu, pendant qu'on prépa-
rait sous ses yeux les instruments de torture. Bien-
tôt, un Iroquois s'approcha du patient avec un canon
de fusil, rougi au feu : il le lui appliqua sur le dessus
des pieds, puis le promena doucement le long des
jambes; six heures durant, on le grilla par tout le
corps, en présence de la foule, qui riait de ses con-
torsions et de ses cris. Ensuite, après l'avoir déta-
ché, ses bourreaux le forcèrent à courir à travers la
place, l'aiguillonnant avec des tisons ardents; quand,
vaincu par la douleur, le malheureux tombait à terre,
ils déversaient sur lui des chaudières pleines de char-
bons et de cendres chaudes. Enfin quand ils furent
fatigués de cet infernal divertissement, ils l'assommé-
HISTOIRE DE CAVELIEll DE LA SALLE 3l
rent à coup de pierres, puis se jetèrent sur son corps
pantelant, qu'ils mirent en pièces : Pun emporta la
tête, d'autres les bras et les jambes, pour achever
de faire cuire ces tristes restes et s'en régaler
ensuite. La Salle, attiré par les cris sur le lieu du
supplice, n'avait pu supporter cet horrible spectacle ;
son premier mouvement avait été de se jeter sur les
bourreaux ; on lui fit comprendre que c'était inutile,
qu'il ne réussirait qu'à se perdre et à perdre ses
compagnons avec lui. 11 s'éloigna, l.i mort dans
l'âme, et, avec GaHnée et les autres Français, alla
rejoindre Dollier.
Saisis d'horreur et de dégoût, les voyageurs ne
songèrent plus qu'à quitter ce pays maudit et ils
eurent vite fait leurs préparatifs de départ. Parmi
les sauvages qui se livraient à la pêche ou à la chasse
dans les environs, ils purent trouver un guide qui
connaissait quelque peu les grands lacs et qui leur
fit espérer que, par le lac Erié, ils atteindraient faci-
lement rOhio. Ils continuèrent donc à longer la
côte méridionale du lac Ontario, dans la direction
de l'Ouest; ils passèrent devant l'embouchure de
nombreux cours d'eau, venant du midi : l'un d'eux,
large et profond, prenait sa source à peu de distance
de rOhio. La Salle, qui était enfin arrivé à se procu-
rer un esclave originaire des bords du « beau
fleuve » (1) et qui avait appris de lui ces détails,
essaya d'entraîner l'expédition vers le sud; n'ayant
(l) 11 appartenait à la tribu des Chaouaoons, établie entre l'Ohio
et le Mississipi. La Salle lui donna le nom de Nica.
32 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA bALLE
pu y réussir, il ne suivit plus qu'à regret Dollier
et Galinée : il avait compris que la préoccupation
des ecclésiastiques était plutôt de trouver des peu-
plades faciles à évangéliser que de découvrir des
fleuves et qu'ils étaient attirés vers les Outaouais par
une sympathie secrète pour cette nation aux mœurs
douces et hospitalières. Cependant, continuant leur
voyage tous ensemble, ils arrivèrent à l'endroit où le
Saint-Laurent débouche dans le lac Ontario et d'où
ils entendirent le bruit de la cascade du Niagara, ce
qui n'a rien d'étonnant, puisqu'ils n'en étaient guère
qu'à cinq ou six lieues. Ils traversèrent le fleuve et,
toujours longeant les côtes, atteignirent la pointe occi-.
dentale du lac Ontario, où ils s'arrêtèrent quelque
temps, dans un endroit appelé Gananaské. L'itiné-
raire qu'ils suivaient était le plus court pour gagner
le lac Erié : à deux lieues, en eff'et, de Gananaské, se
trouve la source d'une rivière qui va se jeter dans ce
lac, et c'est ce qui explique la rencontre qu'ils firent,
à deux journées de marche de là, dans un petit vil-
lage appelé Tenaouata, de l'explorateur Jolliet, qui
revenait du lac Supérieur, fuyant devant l'hiver,
extrêmement rigoureux dans ces parages ; il n'avait
pu découvrir les mines de cuivre à la recherche des-
quelles il avait été envoyé ; mais il avait du moins
exploré une partie des côtes du lac Supérieur, et il
affirma à Dollier que, au sud de ce lac, habitaient
des peuplades fort nombreuses, chez lesquelles
aucun missionnaire n'avait jamais pénétré. Il lui
offrit même un itinéraire de son voyage. Les deux
HISTOIRE DE CAVtLIÈft DÉ LA SALLE 33
Sulpiciens, enchantés, ne songèrent plus qu'à se
rendre chez ces peuples. La Salle était loin de parta-
ger leur enthousiasme; il ne put obtenir de Jolliet
aucun renseignement sur le grand fleuve des Ou-
taouais ; dès lors, sa résolution fut prise. D'ailleurs,
l'hiver approchait et il valait mieux s'enfoncer dans
le sud que de monter vers le nord. Pour se séparer
de Dollier et de Gàlinée sans les froisser, il allégua
Tétat de sa santé : quelques jours auparavant, étant
allé à la chasse, il avait été pris, au retour, d'une
fièvre si forte qu'on avait craint un moment pour sa
vie. 11 allait beaucoup mieux ; mais cette maladie
était venue fort à propos pour lui fournir le prétexte
qu'il cherchait. Le 30 seotembre, après avoir assisté,
ainsi que tous les membres de l'expédition, à une
messe solennelle, qui fut célébrée par l'abbé Dollier,
il reprit, avec ses hommes, le chemin du lac Ontario.
Cette séparation était inévitable, car les deux chefs
de l'expédition se proposaient un but tout différent,
ce qui avait déjà amené des tiraillements. Le voyage
des Sulpiciens se continua par le lac Erié, la rivière
du Détroit, le lac Huron, et aboutit à une humble
visite à ces mêmes Jésuites de Sainte-Marie-du-Saut^
qu'ils avaient voulu supplanter. De là, par l'Ottawa, ils
redescendirent à Montréal, sous prétexte que Dollier,
ayant perdu sa chapelle au cours d'une tempête, ne
pouvait s'aventurer au milieu des peuples sauvages
avant de s'en être procuré une nouvelle.
Quant à La Salle, son but, nous le répétons, était
de découvrir et d'explorer le plus rapproché des
34 HISTOIÏIE t)E CÀVELIEÏI DE LA SALLE
deux cours d'eau dont il avait entendu parler, c'est-
à-dire rOhio, dans l'espoir d'atteindre par là l'Océan
Pacifique, autrement dit la mer de Chine. Aussi,
quand il revint sur ses pas, ce ne fut point, comme
l'insinue Galliiée, pour retourner à Montréal : « Il
« est manifeste, dit plus justement l'abbé Faillon,
« qu'il continua ses explorations. » Il n'y eut, en
effet, à reprendre le chemin de l'île qu'une partie de
ses hommes, qui firent défection, effrayés par la
perspective de dangers que les Tsonnontouans
s'étaient plu à leur exagérer ; ils arrivèrent à Ville-
marie, dans le courant du mois de novembre, en
piteux état et un peu honteux ; ils furent accueilHs
par des plaisanteries et des reproches : on les blâma
d'avoir abandonné, moins La Salle, que les mission-
naires ; on traita l'explorateur d'insensé et eux de
Chinois ; enfin, on donna par dérision le nom de la
petite Chine ou de la Chine (1) au fief de Saint-Sul-
pice^ d'où l'expédition était partie.
Pendant que, à Montréal, on insultait ainsi à son
(i) Ce n'est pas, comme on l'a dit, La Salle qui a baptisé ainsi ce
fief ; il lui avait toujours conservé son premier nom de Sainl-
Sulpice : on lit, en ellet, au-dessous de sa signature, dans un con-
trat du 16 décembre 16G8 : t fait en notre seigneurie de Sainl-
Sulpice », et dans l'acte de vente du 9 janvier 1669 : « La seigneu-
rie appelée de Saint-Sulpice. » Ce n'est qu'après son départ
que ce nom lit place à celui de la Cbine. qui figure déjà dans un
acte du U juin 1670 : « Le lieu de la Cliine ainsi appelé. » Talon
donnC; pour ainsi dire, une consécration ofticielle à la nouvelle
dénomination en l'employant dans une ordonnance du 8 octobre
de la môme année, où il est question de « l'habitation qu'on
appelle la petite Cbine ».
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 35
courage, l'intrépide Kouennais, avec la poignée de
braves qui lui restaient fidèles, se lançait à travers
Tinconnu à la poursuite de son rêve, qui devait se
réaliser en partie. C'est à lui, en effet, que revient
l'honneur d'avoir découvert l'Ohio, le « beau fleuve »,
qui mérite bien ce nom, quoique la fatalité ait voulu
qu'il rencontrât, avant d'atteindre la mer, le Missis-
sipi grossi du Missouri : c'est lui qui, le premier des
Européens, a exploré ses rives luxuriantes ; mal-
heureusement, il n'a pas laissé de relation de son
voyage, ou elle ne nous est pas parvenue. 11 ne nous
reste de lui que des lettres, dont quelques-unes, il
est vrai, peuvent êtye considérées comme des rela-
tions, mais qui se rapportent à d'autres voyages :
cependant, dans une de ces lettres, datée du
29 septembre 1680, il parle d'une rivière, qu'il dit
formellement avoir découverte, et qui n'est autre que
rOhio ; il lui avait donné le nom de Baudrane ;
mais les Iroquois, dit-il, la nomment Ohio et les
Outaouais, Oligin-Sipou ; la description qu'il en fait
prouve qu'il l'a explorée : « Cette rivière Baudrane
« naît derrière Onneiout (un des bourgs Iroquois),
t et, après environ 450 Heues de cours vers l'ouest,
« toujours quasi également plus large que la Seine
• ne l'est devant Rouen et toujours beaucoup plus
« creuse, elle se décharge dans la rivière Colbert, à
« 20 ou 25 lieues au sud quart de sud-ouest de
« l'embouchure par où la rivière des Illinois tombe
a dans ce même fleuve. Une barque peut remonter
« cette rivière jusque fort haut vers Tsonnontouan
36 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
f et on n'est éloigné en cet endroit que de 20 à 25
« lieues de la côte méridionale du lac Ontario... >
Dans un mémoire adressé au roi, en 1677, sur un
nouveau projet de La Salle, il est fait mention de
cette découverte en ces termes : « L'année 1667 et
f les suivantes, il (La Salle) fit divers voyages, avec
« beaucoup de dépenses, dans lesquels il découvrit,
t le premier, beaucoup de pays au sud des grands
• lacs, entre autres la grande rivière d'Ohio. Il la
« suivit jusques à un endroit où elle tombe de fort
« haut dans de vastes marais, à la hauteur de 37
t degrés, après avoir été grossie par une autre
« rivière fort large, qui vient du nord, et toutes ces
t eaux se déchargent, selon toutes les apparences,
• dans le golfe du Mexique, i Nous devons quel-
ques autres détails sur cette expédition à une « His-
toire de La Salle » dont nous aurons à reparler bien-
tôt : « M. de La Salle, dit l'auteur, continua son
« chemin sur une rivière qui va de Test à l'ouest et
• passe à Onnontagué,puisâ6 ou 7 lieues au sud du
e lac Erié et, étant parvenu jusqu'au 280« ou 283*=
« degré de longitude et au 41^ degré de latitude,
t trouva un saut qui tombe vers l'ouest; dans un pays
« bas, marécageux, tout couvert de vieilles souches,
«r dont il y en a quelques-unes qui sont encore sur
« pied. 11 fut donc contraint de prendre terre et, sui-
« vant une hauteur qui le pouvait mener loin, il,
f trouva quelques sauvages qui lui dirent que, fort
« loin de là, le même fleuve qui se perdait dans
« cette terre basse et vaste se réunissait en un seul
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 87
« lit. Il continua donc son chemin ; mais comme la
« fatigue était grande, 23 ou 24 hommes qu'il avait
« menés avec lui jusque-là, le quittèrent tous en
« une nuit, regagnèrent le fleuve et se sauvèrent,
I les uns à la Nouvelle-Hollande, les autres à la
a Nouvelle-Angleterre. Il se vit donc seul, à 400
« lieues de chez lui, où il ne laissa pas de revenir,
remontant la rivière et vivant de chasse, d'herbes
« et de ce que lui donnaient les sauvages qu'il ren-
« contra sur son chemin, » Ce récit, écrit de
mémoire et par un homme qui ignorait la géogra-
phie, contient fatalement des erreurs de détail et des
confusions ; ainsi, au départ de Montréal, l'expédi-
tion se composait bien de 23 ou 24 hommes ; mais
la plus grande partie d'entre eux n'accompagnèrent
pas La Salle sur l'Ohio ; ensuite il y eut au moins
quelqu'un qui ne l'abandonna pas et revint avec
lui ; ce fut l'esclave Chaouanon, le fidèle Nica ; mais
le fond du récit est vrai, et il ne peut laisser aucun
doute sur ce point : à savoir, que La Salle a été le
découvreur et le premier explorateur de l'Ohio. Les
Anglais eux-mêmes ne firent aucune difficulté de le
reconnaître, lorsque, en 1755, le gouvernement fran-
çais s'appuya sur la découverte de La Salle pour"
réclamer la vallée de l'Ohio.
Jusqu'où descendit-il ce cours d'eau ? Evidem-
ment € l'historien » de La Salle est encore dans
l'erreur, quand il le fait s'arrêter au 41* degré do
latitude, l'auteur du Mémoire^ qui le fait aller jusqu'au
37* degré, est plus près de la vérité. Mais tous les
38 HISTOIRE DÉ CAVÉLIER DE LA SALLE
deux sont d'accord sur un point : c'est qu'il descen-
dit rOhio, au moins jusqu'à des rapides au-dessous
desquels il forme un vaste marais ; le premier
ajoute qu'il reçoit auparavant les eaux d'une impor-
tante rivière qui vient du nord. Un citoyen des Etats-
Unis, M. Parkmann, qui a visité la vallée de l'Ohio,
croit que ces rapides sont ceux de Saint-Louis,
dans le Kentucky, qui se trouvent par les 38ol5'.
D'autres prétendent que La Salle a poussé jusqu'au
confluent du Wabash, situé par les 37°46' : cela
n'est pas impossible ; toutefois, il n'est point allé,
comme le veut M. Gravier, jusqu'au Mississipi ; il
dit bien, dans sa lettre du 29 septembre 1680, que
rOhio se jette dans le fleuve Colbert : mais ce n'est
là qu'une conjecture qui s'imposait, et non une cer-
titude acquise par l'observation personnelle ; il écrira,
en eff'et, deux ans après, qu'il n'a encore pu descen-
dre la Chucagoa, qu'il appelle aussi fleuve Saint-
Louis. Or, qu'était-ce que la Chlicagoa ? Lui-même
s'est chargé de nous l'apprendre : c'est le large
cours d'eau formé par la réunion de l'Ohio et de la
Tenessee.
Quand il revint, sa conviction était faite : la direc-
tion du cours relevée par lui, non moins que les
renseignements obtenus des sauvages, ne pouvaient
lui laisser aucun doute : le « beau fleuve » allait
déverser ses eaux, soit directement, soit en emprun-
tant le lit d'un autre cours d'eau, non pas dans la
mer de Chine, mais dans le golfe du Mexique. Son
retour à Montréal, dont on ignore la date exacte, eut
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 3g
certainement lieu avant le 6 août 1671. L'accueil
qu'on lui fit fut plutôt froid : les Sulpiciens, qui lui
en voulaient déjà d'avoir vendu tout ce qu'il possé-
dait à Montréal, avaient contre lui un autre grief,
depuis qu'il s'était séparé de Dollier. Encore, s'il
ne l'avait quitté que pour revenir à Montréal ! Mais
ne s'était-il pas avisé de faire un immense détour
pour aller découvrir et explorer l'Ohio, tandis que
Dollier et Galinée n'avaient découvert que la mission
de Ste-Marie-du-Sault ! Aussi les habitants de
Montréal, qui réglaient un peu leurs opinions sur
celles de leurs suzerains, ne se gênèrent guère pour
dire son fait à La Salle : « Il s'était proposé de
« trouver une voie de communication avec la mer de
« Chine ; or, cette voie de communication, l'avait-il
« découverte ? Non ! C'était donc comme s'il n'avait
« rien fait ! »
m
Découverte de l'Illinois et du Mississipi.
Part qui revient à Jolliet dans le découverte et l'exploration du
Mississipi. — Nouveau voyage de La Salle : A la recherche du
Mississipi, — Détails sur ce voyage : Le récit de l'ami de l'abbé
de Galiiiée. — Véracité de l'auteur. — La Salle a découvert
l'Illinois. — La Salle a découvert, le premier, le Mississipi. —
Explication du silence de La Salle sur ces découvertes. — L'élo-
quence des documents. — Conclusion.
On croit généralement que le Mississipi fut décou-
vert par Jolliet et, le Père Jésuite Marquette ; il y a
là une erreur : ce qui est vrai, c'est qu'ils ont exploré
les premiers la partie de son cours qui se trouve
entre l'embouchure du Wisconsin etcellede l'Illinois.
A l'instigation des Jésuites, qui suivaient d'un œil
jaloux les découvertes de La Salle, Jolliet, leur frère
donné (1), partit de Québec, dans le courant de l'au-
tomne de 1672, muni d'une autorisation de Fronte-
nac et de Talon ; il rejoignit le Père Marquette à la
mission de Michillimackimack, et tous deux s'em-
barquèrent, avec cinq autres Français, dans les pre-
miers jours de juin de l'année 1673 ; ils traversèrent
le lac Michigan, s'engagèrent dans la baie des
Puants, ou baie Verte (Green-Bay), puis gagnèrent
par un portage le Wisconsin et, par le Wisconsin,
(1) On appelait « frères donnés » des laïques qui se vouaientau
service de communautés religieuses.
42 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
le Mississipi. D'après une lettre de Jolliet au gouver-
neur, en date du 10 octobre 1674, il serait descendu
» jusqu'au 33'^ degré de latitude nord, entre la Flo-
« ride et le Mexique, par une rivière sans portages
a ni rapides, aussi grande que le Saint-Laurent
« devant Sillery, laquelle va se décharger dans le
« golfe du Mexique ». Il n'était plus, ajoute-t-il, qu'à
cinq journées de la mer, quand la crainte de tomber
entre les mains des Espagnols le décida à rebrous-
ser chemin. 11 remonta le fleuve jusqu'au confluent
de rilhnois, puis cette rivière, à laquelle il donna le
nom de Saint-Louis ; arrivé au confluent des deux
principaux cours d'eau dontelle est formée, il s'enga-
gea sur la branche du nord qu'il appela la Divine (1),
et de là gagna le lac Michiganpar la rivière de Che-
cagou. Quant à l'autre branche, appelée par les
indigènes Théakiki (2), il ne la remonta pas ; il con-
jectura seulement qu'elle prenait sa source « pro-
che du fond du lac Michigan », ce qui est peu pré-
cis et même inexact. Il revint à Québec à la fin de
l'été de 1674, après avoir laissé le Père Marquette à
Michillimackimack. C'est en 1681 seulement, alors
que La Salle avait déjà fait un second voyage au
pays des Illinois, que les Jésuites firent imprimer la
relation du voyage de Jolliet. Le Père Récollet Anas-
tase Douay, qui remonta le Mississipi en 1687, pré-
tend qu'elle est mensongère sur beaucoup de points.
* J'avais apporté avec moi, dit-il, le livre imprimé
(i) Aujourd'hui : la Rivière des Plaines.
(2) Aujourd'hui : le Kankakee.
HISTOIRE DE CÂVËLIÈR DE LA SALLE 4^
I et je remarquais sur toute ma route qu'il n'y avait
a pas un mot de véritable. » Il prétend que Jolliet et
Marquette ne sont même pas allés jusqu'au confluent
de l'Ohio, qu'ils se sont arrêtés 30 ou 40 lieues au-
dessous du confluent de l'Illinois, intimidés par les
menaces des sauvages. Le Père Hennepin va plus
loin : il affirme que Jolliet n'a jamais été jusqu'au
I Meschasipi », qu'il est resté parmi les Hurons et
les Outaonais pour la traite des castors et des pelle-
teries. Il ajoute que c'est Jolliet lui-même qui lui
en a fait Paveu, alors qu'ils canotaient ensemble sur
le Saint-Laurent. Mais Hennepin n'est pas une auto-
rité et, bien que les dires du Père Douay méritent
plus de créance, nous iidmettons que tous les détails
du récit rapporté plus haut sont exacts ; nous allons
même jusqu'à admettre que Jolliet et Marquette ont
descendu le Mississipi jusqu'au 33^ degré de lati-
tude nord. Mais ce que nous nions, c'est qu'ils
l'aient atteint les premiers : le véritable découvreur
du Mississipi^ comme de l'Ohio, ce fut Robert Cave-
lier de La Salle.
A peine de retour à Montréal, La Salle s'était pré-
paré à un nouveau voyage : il n'avait pas perdu
l'espoir de découvrir la voie de communication qu'il
cherchait, tant qu'il n'était pas fixé sur la direction
du grand fleuve des Outaonais, du Missi-Sepe,
comme ils l'appelaient. Or, à partir de l'année 1672,
La Salle ne soufflera plus mot du fameux o passage
à la Chine », lui qui en parlait à chaque instant aupa-
ravant : il fallait donc qu'il eût perdu ses dernières
44 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
illusions, et il n'avait pu les perdre qu'à la suite d'un
second voyage. Ce voyage, qui s'imposait, est d'ail-
leurs prouvé par deux documents contemporains :
le premier est un contrat^ retrouvé par l'abbé Faillon
dans les archives du greffe de Villemarie, et qui
prouve que, à la date du 6 août 1671, La Salle reçut,
à crédit, de Migeon de Branssat, « procureur fiscal)),
des marchandises variées pour une somme de 454
livres tournois : pourquoi La Salle aurait-il fait cette
acquisition de marchandises, sinon pour les échan-
ger contre des vivres avec les sauvages, qui ne con-
naissaient pas d'autre monnaie ? Le second est une
lettre de Talon au roi^ du 2 novembre 1671, où on
lit ce qui suit : « Le sieur de La Salle n'est pas
« encore de retour de son voyage fait au côté du
« sud de ce pays. » Puisque l'explorateur était à
Villemarie le 6 août 1671, il ne peut donc s'agir ici
que d'un nouveau voyage, évidemment entrepris dans
le but de découvrir le Mississipi.
C'est encore à V Histoire de La Salle que nous em-
pruntons le récit de ce voyage : Après avoir gagné
par rOhio le lac Erié, qui n'en est séparé que par un
portage do six à sept lieues, il s'embarqua sur ce
lac « qu'il traversa vers le nord, remonta la rivière
« qui produit ce lac, passa le lac d'Eau salée (autre-
« ment dit iac Saint Clair) ^1), entra dans la mer
Douce (lac Huron), doubla la pointe de terre qui
« sépare cette mer en deux et, descendant du nord
(i) C'est La Salle qui a baptisé ainsi ce lac, ou plutôt il lui
donna le nom de Sainte-Claire, dont on a fait Saint- Clair.
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 4^
« au sud, laissant à l'ouest la baie des Puants,
« reconnut une baie incomparablement plus large,
« au fond de laquelle, vers l'ouest, il trouva un très
« beau havre et, au fond de ce havre, un fleuve qui
t va de l'est à l'ouest. Il suivit ce fleuve et, étant
€ arrivé jusqu'environ le 280e degré de longitude et
t le 39^ degré de latitude, trouva un autre fleuve qui
t se joignant au premier, coulait du nord-ouest au
» sud-est. 11 suivit ce fleuve jusqu'au 36^ degré de
« latitude, où il trouva à propos de s'arrêter, se con-
« tentant de l'espérance presque certaine de pou-
* voir passer un jour, en suivant le cours de ce
« fleuve, jusqu'au golfe du Mexique et n'osant pas,
t avec le peu de monde qu'il avait, hasarder une
« entreprise dans le cours de laquelle il aurait pu
« rencontrer quelques obstacles invincibles aux
« forces qu'il avait. » Pour compléter ce récit, nous
dirons que, si l'explorateur fit route, à l'aller, par la
Checagou, dont l'embouchure forme, au sud-ouest
du lac Michigan, le havre dont il vient d'être ques-
tion, il trouva, au retour, par la brar'iche méridio-
nale de l'IUinois et le fleuve des Miamis (1), une
autre voie fluviale, plus longue, mais plus sûre et
praticable en toute saison. La Checagou, il est vrai,
n'était, en temps ordinaire, séparée delà Divine que
par un portage d'une lieue et demie à deux lieues ;
mais, en temps de sécheresse, elle était réduite,
ainsi que la Divine, à un mince filet d'eau ; par con-
tre, au moment des pluies, la plaine intermédiaire
(1) Aujourd'hui le Saiat-Joseph<
46 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
était inondée et les deux rivières paraissaient se
continuer l'une l'autre, d'où vient sans doute que le
nom de Checagou était donné à Tune comme à l'au-
tre ; mais alors la violence des courants contrariait
la navigation. Disons encore que La Salle était de
retour à Montréal à la date du 18 décembre 1672 :
c'est, en effet, celle que porte un nouveau contrat,
passéà Villemarie,par lequel il s'engageait à acquit-
ter, au mois d'août suivant^ la dette contractée par
lui envers Migeon et dont il n'avait pu se libérer pour
des raisons faciles à comprendre.
Si le récit qu'on a lu plus haut est vrai, pas de
doute possible : c'est La Salle qui a découvert le
iMissjssipi : or, ce récit est tiré d'un manuscrit ano-
nyme du xvii^ siècle, divisé en deux parties, la pre-
mière intitulée : Entretiens de Cavelier de La Salle sur
ses onze premières années en Canada; la seconde : His-
toire de La Salle. Grâce aux recherches érudites d'un
infatigable compilateur, M. Margry, nous connais-
sons aujourd'hui le nom de l'auteur ; c'est l'abbé aca-
démicien Renaudot, dont nous parlerons ailleurs
plus longuement : « Je trouvai moyen, dit-il, decon-
« naître ce gentilhomme (La Salle) et d'avoir avec
« lui dix ou douze conférences, la plupart avec des
* amis très intelligents et dont la plupart ont beau-
« coup de mémoire. » Il ajoute qu'il écrivit sur le
champ, mais en particulier, les choses qu'on est le
plus sujet à oublier, comme les dates et les noms, et
composa ensuite son mémoire, qu'il soumit à ses
amis. Ceci se passait en 1678 : c'est la date qu'il
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 47
donne lui-même, et il suffit de lire le manuscrit pour
s'assurer qu'elle est exacte ; l'authenticité, d'ailleurs,
n'en est pas contestée, tant elle est incontestable !
Mais on met en doute la véracité de l'auteur ; il était,
dit-on, prévenu contre les Jésuites; sans doute, il
n'avait pas de bien vives sympathies pour eux, pas
plus que le clergé français d'alors, pas plus que La
Salle, qui déjà avait eu à s'en plaindre sérieusement :
est-ce une raison pour mettre en doute sa sincérité?
L'année précédente, le comte de Frontenac, gouver-
neur du Canada, n'avait- il pas adressé à Colbert un
long réquisitoire relevant à la charge des Jésuites
des faits autrement graves que ceux relatés dans le
manuscrit ? Comment admettre, d'ailleurs, qu'il ait
pu inventer ce qu'il rapporte, notamment plusieurs
détails personnels à La Salle lui-même? Il est donc
bien certain que l'auteur du manuscrit tient tout ce
qu'il rapporte de La Salle, qu'il s'est borné à repro-
duire ce qui l'avait le plus intéressé dans leurs cau-
series, et que celles-ci ont eu heu en 1678, lors du
second voyage que fit l'explorateur en France.
De son côté, La Salle n'a point menti : Ce que noua
savons du caractère de La Salle suffit pour faire
écarter une pareille supposition. Il est, d'ailleurs^
facile de prouver qu'il n'a rien inventé. Commençons
par montrer que c'est lui qui a découvert l'Illinois :
qu'on se figure sur le lac Michigan un voyageur
cherchant à atteindre le Mississipi, qui n'aurait d'au-
tres renseignements sur le grand fleuve que ceux
recueillis de la bouche des sauvages ou empruntés
48 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
à la carte de Jolliet : il saurait que ce fleuve est à
l'ouest, que, au sud-ouest du lac, il trouvera l'em-
bouchure d'une petite rivière par laquelle il pourra
gagner un affluent du Mississipi : n'est-il pas évi-
dent que ce sera cette direction qu'il prendra ? Or,
en 1679, La Salle, qui se propose de gagner le Mis-
sissipi et qui n'a pas fait de voyage de ce côté depuis
1672^ donne rendez-vous à ses hommes, non pas au
sud-ouest, mais au sud-est du lac Michigan, à l'em-
bouchure du fleuve des Miamis, aujourd'hui le Saint-
Joseph ; il les y précède même et y fait bâtir un fort,
dont il avait déjà annoncé la construction dans une
lettre adressée de Québec à l'abbé Renaudot et datée
du 31 octobre 1678. Puis, il remonte ce fleuve, qui
vient de l'est, c'est-à-dire prend une direction diamé-
tralement opposée à celle qui paraît logiquement la
bonne : ne faut-il pas pour cela qu'il sache — et il
ne peut l'avoir appris que par lui-même — que la
source du Théakiki, ou Kankakee, la branche infé-
rieure de riUinois et la plus importante, se trouve à
une très faible distance du Miamis? Ne faut-il pas
qu'il sache que cette rivière est navigable pour des
canots à cent pas de sa source? Que, par contre, la
Checagou, la rivière chère à Jolliet, est à sec en été,
torrentueuse dans la saison des pluies, et que, même
quand elle est navigable, elle laisse toujours à faire
un long portage ? Ne faut-il enfin qu'il ait exploré
cette vaste et riche vallée où il demandera bientôt la
permission de s'établir, non pour y faire fortune,
mais pour s'y préparer à de nouvelles découvertes ?
HISTOIRE DE CAVELTER DE LA SALLE 49
L^intrépide explorateur alla plus loin encore : il
pénétra jusqu'au cœur de la vallée même du Missis-
sipi : que lit-on, en eftet, dans le manuscrit de l'abbé
llenaudot, qui est, ne l'oublions pas, de 1G78 ? que
La Salle ayant suivi unfîeuvc (l'Illinois) « jusqu'en-
viron le 280*' degré de longitude et le 39" degré de
latitude, trouva un autre tîeuve qui, se joignant au
premier, coulait du nord-ouest au sud-est i : qu'on
veuille bien consulter une carte et l'on verra que, en
effet, après avoir reçu PlUinois, le Mississipi décrit
une courbe très prononcée dans la direction de l'est;
comment La Salle aurait-il pu indiquer si exacte-
ment la direction de cette partie de son cours, s'il
ne l'avait explorée lui-même? Ce n'est pas de Jolliet
qu'il pouvait tenir ces renseignements, puisque ce
dernier avait toujours dit jusque-là que le grand
fleuve coulait constamment du nord au sud, puisque
sur sa carte, il lui donne en effet cette direction,
même au sud du confluent de l'Illinois.
Malheureusement, La Salle eut le tort de ne pas
donner assez de publicité à ces découvertes ; il n'était,
d'ailleurs, qu'à moitié satisfait du résultat de son
voyage : d'abord, il n'avait pas trouvé le « passage
à la Chine » ; il avait au contraire acquis la certitude
qu'il n'existait pas. Ensuite, découvrir et même
explorer un cours d'eau était peu de chose pour lui ;
l'important était d'en prendre possession en cons-
truisant des forts, en fondant des établissements sur
ses rives; comme il ambitionnait cette gloire, il est
possible qu'il se soit tu par prudence, pour ne pas
50 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
donner l'éveil à des rivaux. Mais il ne garda pas la
même discrétion à l'égard du comte de Frontenac (1)
qui, Tannée suivante, lui confia des missions impor-
tantes et le recommanda à la cour « pour ses hautes
« actions dans le Canada », c'est-à-dire dans l'Amé-
rique du Nord. En 1675, lors de son premier voyage
en France^ il entretint également de ses découvertes
Colbert et Louis XIV, qui lui décernèrent des lettres
de noblesse, le nommèrent gouverneur du fort de
Frontenac et, plus tard, lui accordèrent le monopole
du commerce dans la vallée de l'Illinois, monopole
vainement sollicité par Jolliet. A l'appui de ses dires,
il produisit des cartes, peut-être celles dont il est
question dans une lettre écrite, en 1756, par Made-
leine Cavelier, sa nièce : « Aussytôt, Monsieur, votre
• lettre rescue, j'ai cherché une occasion sûre pour
t vous anvoyé les papiés de M. de La Salle. Il y a
• des cartes que j'ai jointe à ces papiés qui doive
« servir à prouvé que, en 1675, M. de La Salle avet
• déjà fet deux voyage en ces découveite » 11 es
bien regrettable que ces cartes aient été perdues,
d'autant plus que l'explorateur ne crut pas devoir
publier de relation de son voyage; c'était une faute,
ainsi qu'il ne tarda i)as à le comprendre : quand il
revint au Canada, il entendit répéter de tous côtés
que Jolliet avait découvert le Mississipi; il apprit que
les Jésuites, pour fêter le retour de son rival à Qué-
bec, avaient fait sonner les cloches et chanter un
(1) Gouverneur du Canada; il avait succédé à de Gourcelles,
en 1672.
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 5l
Te Deum; et pourtant il n'avait pas, lui non plus, atteint
son but, qui était également la découverte de la mer
de Chine ; mais ses habiles amis et lui savaient se
borner! La Salle protesta; malheureusement, il était
bien difficile de remonter le courant de l'opinion;
cependant il n'eut pas de peine à faire comprendre au
comte de Frontenac que le Mississipi de Jolliet
n'était autre que la grande rivière nommée par lui
fleuve Colbert et dont il l'avait déjà entretenu.
Le gouverneur se fit l'écho de ses légitimes pro-
testations dans une lettre à Colbert, qui est de l'année
1677 : a Sur cet avis, dis-je, du dessein de M. de La
t Salle, les Jésuites ont résolu de faire demander
« eux-mêmes cette concession (celle de l'IUinois),
« pour les sieurs Jolliet et Leber, gens qui leur sont
I entièrement acquis, et le premier desquels ils ont
tant vanté par avance, quoiqu'il n'ait voyagé
qu'après le sieur de La Salle, lequel même vous
témoignera que la relation du sieur Jolliet est
fausse en beaucoup de choses. » Mais, dira-t-on,
Frontenac est en contradiction avec lui-même, puis-
que, dans une lettre du 11 novembre 1674, il avait
écrit au ministre ce qui suit : « Le sieur Jolliet, que
« M. Talon m'a conseillé d'envoyer à la découverte
« de la mer du Sud, lorsque j'arrivai de France, en
• est do retour depuis trois mois et a découvert des
« pays admirables et une navigation si aisée par les
« belles rivières qu'il a trouvées que, du lac Ontario
« et du fort Frontenac on pourrait aller en barque
« jusque dans le golfe du Mexique, et croit que, par
Sa HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
« les rivières qui, du côté de l'ouest tombent dans la
f Grande Rivière qu'il a trouvée, qui va du nord au
« sud et qui est aussi large que celle de Saint-Lau-
« rent vis-à-vis Québec, on trouverait des commuui-
« cations qui mèneraient à la mer Vermeille et à la
« Californie. » Ces deux lettres ne sont contradic-
toires qu'en apparence. La Salle avait sur la Grande
Rivière des idées personnelles, complètement diffé-
rentes de celles de JoUiet : pour lui, qui cherchait
avant tout une voie de communication entre le lac
Michigan et la mer, la Grande Rivière était celle qui
conduisait le plus directement du fond de ce lac au
golfe du Mexique. C'est ainsi qu'il écrivait à l'abbé
Renaudot, dans sa lettre du 31 octobre 1678 : « De là
• (du fort de Conti ou du Niagara) il y a cinq cents
« lieues de navigation jusqu'au lieu où on est allé
» commencer le fort Dauphin, d'où il n'y a plus qu'à
« descendre le grand fleuve de la baie du Saint-
« Esprit pour arriver au golfe du Mexique. » La
Salle considère donc l'illinois comme le cours supé-
rieur du Grand Fleuve; rappelons-nous, en effet,
comment en parle, d'après lui, l'auteur des Entre-
tiens : « Il trouva un fleuve qui va de Test à l'ouest
t (c'est l'illinois); il suivit ce fleuve et trouva un
t autre fleuve (c'est le Mississipi), qui, se joignant
« au premier, coulait du nord-ouest au sud-est. »
Remarquons que, pour La Salle, c'est le Mississipi
qui se jette dans l'illinois, manière de voir qui s'ex-
plique d'autant mieux que les deux cours d'eau, au
moment de se réunir^ paraissent à peu prés égaux
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 53
en largeur. En rendant compte à Frontenac de son
voyage de 1671-1672, il avait donc dû lui dire à peu
prés ceci : que, au sud ou sud-ouest du lac Michi-
gan, il avait découvert un fleuve qui coulait d'abord
approximativement de Test à l'ouest et qui, après
avoir reçu un autre fleuve, obliquait brusquement
vers le sud ou le sud-est; cela est d'autant plus vrai-
semblable que, dans une lettre du 29 septembre 1680,
La Salle donne encore au Mississipi 1« nom de
rivière des Illinois ; dès lors, on comprend facilement
que Frontenac, quand Jolliet lui parla de sa grande
rivière, qui coulait du nord au sud et se trouvait à
l'ouest du lac Michigan, n'ait pas reconnu celle dont
La Salle lui avait jadis parlé. Du reste celui-ci n'au-
rait pu lui dire qu'il avait découvert le Mississipi : à
cette époque, en eff'et, le nom d'un même cours
d'eau variait suivant les peuples qui habitaient sur
ses bords et qui avaient chacun leur idiome : le Mis-
sissipi actuel ne portait ce nom, d'origine outaouaise,
que dans la traversée des pays occupés par les
Outaouais, c'est-à-dire jusqu'au confluent de l'Illi-
nois ; au-dessous, il devenait le Meschasipi ou Père
des Eaux, plus bas, le Missouri, ou Père des Peu-
ples, etc. D'autre part, La Salle n'aimait guère les
dénominations indigènes et leur substituait presque
toujours des noms français : c'est ainsi qu'il donna
aux lacs Ontario^ Erié et Michigan les noms respec-
tifs de Frontenac, Conti, Dauphin ; à l'Ohio, celui de
Baudrane ou de Saint-Louis ; à la grande artère de
54 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
rAmérique du Nord, celui de fleuve Colbert, ou de
rivière de la baie du Saint-Esprit.
Résumons-nous : au-dessous du confluent du
Mississipi et du Missouri, coule vers le golfe du
Mexique un des plus beaux fleuves du monde,
qui n'est plus ni l'Illinois, ni le Missisepe des
Outaouais, ni même le Missouri, le plus important
et le plus long de ces trois cours d'eau, mais que sa
situation géographique condamnait à n'être exploré
qu'après les deux autres : le premier, La Salle a
pénétré jusqu'à ce fleuve géant par l'Illinois et l'a
exploré jusqu'au delà du 37" degré de latitude ; après
lui, deux autres Français, Jolliet et Marquette, l'ont
atteint par le Missisepe proprement dit et l'ont des-
cendu trois degrés plus bas que La Salle; ce sont eux
qui ont fait prévaloir le nom barbare (1) sous lequel
il est connu aujourd'hui et qui ne peut nous faire
oublier le nom si français de Colbert, que lui avait
donné La Salle.
(1) Jolliet voulut le baptiser « fleuve Buade», en l'honneur de
Frontenac, qui était Comte de Buade ; mais comme ce nom ne
pouvait prévaloir contre celui de Colbert, les Jésuites et leurs amis,
plutôt que d'accepter le nom donné par^a Salle, préférèrent reve-
nir à l'ancien.
IV
La Salle et le Comte de Frontenac.
La politique d'expansion coloniale, — La politique coloniale de
Louis XIV. — La Salle eu mission. — Construction du fort de
Katarokouy. — Mécontentement et violences de Perrot, sous-
gouverneur de Montréal. — Evasion de La Salle. — L'abbé de
Fénelon prend le parti de Perrot. — Un sermon de l'abbé de
Fénelon. — Protestation publique de La Salla. — Poursuites
judiciaires contre Fénelon : dépositions de La Salle. — La Salle
en France : il est anobli et nommé gouverneur du fort de
Katarokouy.
La Salle se reposait ae ses fatigues à Montréal,
chez Jacques Leber, qui devait devenir dans la suite
un de ses rivaux et de ses ennemis, quand, au com-
mencement de 1673, il fut invité à se mettre à la dis-
position du nouveau gouverneur du Canada, le
comte de Frontenac, qui venait de remplacer de Cour-
celles ; ce dernier avait demandé son rappel, ainsi
que Talon, tous les deux sous prétexte de mala-
die, bien qu'ils ne fussent malades ni l'un ni l'autre :
la vérité, c'est qu'ils ne pouvaient s'entendre, le
gouverneur étant, dit l'historien Paillon, jaloux du
t grand crédit » de son intendant (1). Frontenac
(1) Jean Talon a été appelé avec raison le • Richelieu du Canada»
et « le second fondateur de la colonie ». Son retour au Canada
était vivement désiré par tous les habitants, sauf peut-être par les
Jésuites, et il semble que l'intention de Louis XIV ait été d'abord de
l'y renvoyer, puisqu'il ne fut remplacé qu'en 1673. Après son
56 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
résolut de continuer la politique inaugurée par Talon
et qui pouvait se résumer ainsi : Au dedans, s'oppo-
ser aux empiétements des Jésuites et défendre con-
tre eux le pouvoir temporel ; au dehors, soumettre
à l'influence française tous les territoires de l'Améri-
que septentrionale non occupés par les Européens.
Déjà, dans ce dernier but, Talon avait envoyé Dau-
mont de Saint-Lusson prendre possession solennel-
lement des régions avoisinant les lacs Huron et Supé-
rieur ; sous ses auspices encore, un autre gentil-
homme français, du nom de Saint-Simon, était allé,
avec le Père Jésuite Albanel, explorer les côtes de
la baie d'Hudson, sur lesquelles furent arborées les
armes du roi de France. Mais, pour mener à bien
ce projet grandiose, il fallait tenir en respect les
Iroquois, toujours remuants, et le seul moyen d'y
arriver était de s'établir fortement sur le lac Ontario.
C'est pour cela que de Courcelles et Talon avaient
projeté de construire un fort à l'est de ce lac et que
le premier y avait fait un voyage quelque temps
avant son rappel : « Je suis fortement persuadé,
t écrivait Talon au roi, que si on fait un établisse-
« ment sur le lac Ontario, on tiendra les Iroquois
c dans le devoir et le respect plus aisément, avec
f 100 hommes, si Sa Majesté approuve que je
retour en France, il occupa successivement les charges de premier
valet de chambre du roi, de secrétaire du cabinet et de capitaine
du château royal de Marimont. De plus, en récompense des services
qu'il avait rendus à la colonie, il fut anobli par Louis XIV, avec
le litre de comte d'Orsainville.
p
HISTOIRE DE CAVELIER DE L:V SALLE 5^
t fasse un petit bâtiment en forme de galère, qui
I puisse aller à voiles et à rames, se faire voir
< en tous les endroits du lac par lesquels ces barba-
« res font tout leur commerce. » Pour l'intelligence
des dernières lignes, il faut dire que les Iroquois
se rendaient chaque année au nord des lacs Onta-
rio et Erié, où ils faisaient leurs chasses ; là, ils
achetaient aux Outaouais quantité de pelleteries,
qu'ils allaient échanger avec profit dans les colo-
nies anglaises et hollandaises, où les objets
d'échange importés des métropoles étaient affran-
chis de tout droit. Comme les Iroquois étaient obli-
gés de passer, tant en revenant qu'en allant,
soit par l'ouest, soit car l'est du lac Ontario, on
comprend quels avantages devait assurer à la colo-
nie la réalisation des projets de Talon, non-seule-
ment au point de vue politique, mais encore au
point de vue commercial. Frontenac reprit ces pro-
jets pour son compte et, à peine arrivé, se mit à
faire des préparatifs de voyage : t M. de Courcel-
t les vous parlera, écrivait-il à Colbert le 2 novem-
« bre 1672, d'un poste qu'il avait projeté sur le lac
Ontario, qu'il croit devoir être de la dernière
€ nécessité pour empêcher les Iroquois de porter
c aux Hollandais les pelleteries qu'ils vont chercher
t chez les Outaouais et les obliger de nous les
€ apporter, comme il est juste, puisqu'ils viennent
t faire leurs chasses sur nos terres. Cet établisse-
1 ment appuierait même la mission que MM. de
t Montréal ont déjà à Kenté... » Frontenac insiste
58 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
sur ces deux motifs, qu'il savait être agréables à
Colbert, le premier, pour des raisons faciles à com-
prendre, le second, parce que l'un des missionnai-
res de Kenté, M. d'Urfé, était le cousin-germain de
Mademoiselle d'Allègre, la plus riche héritière du
royaume, alors recherchée en mariage par le mar-
quis de Seignelay.
Mais il se garda bien de parler de ses projets
d'expansion coloniale ; il savait que la cour y était
opposée ; le roi, qui avait besoin de toutes ses for-
ces et de toutes ses ressources en Europe, ne vou-
lait plus faire aucun sacrifice pour le Canada.
Comme le régiment de Carignan-Salières avait été
rappelé, Frontenac demanda qu'on renvoyât au
moins quelques soldats : Impossible, répondit Col-
bert, aguerrissez les habitants « en les for-
ï mant en compagnies et en leur faisant faire
« l'exercice le plus souvent possible ». Autrement
dit, arrangez-vous comme vous pourrez ; mais ne
demandez rien, t L'intention de Sa Majesté, écrivait
« encore Colbert à Frontenac, le 17 mai 1674, n'est
I pas que vous fassiez de grands voyages en remon-
« tant le Saint-Laurent, ni même qu'à l'avenir les
« habitants s'étendent autant qu'ils ont fait par le
< passé. Au contraire, elle veut que vous travailliez
« incessamment, et pendant tout le temps que vous
t demeurerez en ce pays-là, à les resserrer, à les
« assembler pour composer et pour former des
t villes et des villages et leur donner plus de facilité
t pour se bien défendre. Fn sorte que, quand même
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 69
€ l'état des affaires de l'Europe serait changé,
f par une bonne et avantageuse paix à la gloire et à
t la satisfaction de Sa Majesté, elle estime beau-
« coup plus utile à son service de vous appliquer à
« bien faire défricher et bien habiter les endroits les
tt plus fertiles, les plus proches de la mer et
« de la communication avec la France, et non pas
« de pousser au loin des découvertes au-dedans des
« terres, dans des pays si éloignés qu'ils ne peuvent
t être habités ni possédés par des Français. »
Quand Frontenac reçut cette lettre, il avait déjà
fait son voyage ; celui-ci, en effet, eut lieu dans
le courant de l'été de l'année 1673. Connaissant les
dispositions de la Cour, il avait pris les devants
pour la mettre en présence du fait accompli ; dés le
commencement du printemps, il avait envoyé Tordre
aux habitants de Québec, des Trois-Rivières et de
Montréal de lui fournir des hommes et des canots.
Il lui fallait quelqu'un connaissant bien le pays et les
indigènes pour négocier avec les Iroquois, les ras-
surer sur ses intentions et les amener à lui envoyer
des députés à un rendez-vous sur le lac Ontario,
rendez-vous qui fut d'abord fixé à Kenté ; personne
ne lui parut plus capable de mener à bien cette déli-
cate mission que La Salle ; celui-ci n'hésita pas à
s'en charger. Il partit de Villemarie, dés que le dégel
eut rendu les cours d'eau à la navigation, et se diri-
gea sur Onnontagué, grande bourgade iroquoise
située prés de la source de l'Ohio et qui passait pour
être le centre commercial et politique des Cinq
60 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
Nations. Les Iroquois éprouvaient, paraît-il, une
certaine répugnance à se rendre à Kenté : ils se
disaient jaloux de la préférence que Onontio (le gou-
verneur) semblait accorder aux sauvages de Kenté,
en faisant de cette bourgade le lieu du rendez -vous.
Néanmoins, La Salle, par son habileté, décida deux
cents des plus anciens et des plus considérables à
l'accompagner, pour assurer Onontio de leur sou-
mission. 11 s'était déjà mis en route avec eux, quand
il apprit, par un courrier, que le rendez-vous était
fixé, non plus à Kenté, mais à Katarokouy (1), sur
la rive gauche du Saint-Laurent et à sa sortie du lac
Ontario. Ce changement de destination n'était point
pour déplaire à La Salle ; peut-être même l'avait-il
provoqué par les avis qu'il avait envoyés au comte
de Frontenac. Toujours est-il que Katarokouy, situé
dans une presqu'île, entre deux anses, dont l'une for-
mait un superbe bassin naturel, offrait, pour la cons-
truction du fort projeté, un emplacement beaucoup
plus favorable que Kenté, éloigné du Saint-Laurent
d'une vingtaine de lieues.
C'est là que le Comte de Frontenac mit pied à
terre, le 12 juillet 1673, après un heureux voyage,
au cours duquel il avait été acclamé par tous les
Français du Canada, sauf par les Jésuites, qui
avaient même essayé, en lançant de fausses nouvel-
les, de le forcer à retourner sur ses pas. 11 reçut
solennellement les députés des nations iroquoises,
(1) Aujourd'hui Kingston.
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 6l
qui jurèrent fidélité à la France et, selon la coutume
des sauvages, offrirent des présents, comme gages
de leur sincérité. De son côté, le gouverneur accom-
pagna ses harangues de présents et, par ses actes
aussi bien que par ses discours, il s'efforça de leur
donner une haute idée de la France et du christia-
nisme. Pendant ce temps, des ouvriers déployaient
une activité extraordinaire pour la construction
d'un fort, dont le plan avait été tracé par le gouver-
neur lui-même : les uns abattaient des arbres,
d'autres les équarrissaient, d'autres enfin creusaient
des tranchées ; les Iroquols s'en retournèrent,
moins encore enchantés de l'accueil qu'ils avaient
reçu qu'émerveillés de la rapidité avec laquelle ils
avaient vu avancer les travaux. Quand, le 27 juillet,
Frontenac se rembarqua à son tour, il laissa à La
Salle le soin de veiller à l'achèvement du fort, dont
les frais de construction s'élevèrent à environ 10,000
livres. L'explorateur se consacra à ses nouvelles
fonctions d'ingénieur et d'architecte avec d'autant
plus de zèle qu'il voyait dans ce fort un poste
avancé, d'où il pourrait bientôt se lancer à de nou-
velles découvertes.
Mais les habitants de Montréal ne voulurent voir
dans cet établissement qu'un comptoir de commerce
destiné à leur faire une concurrence ruineuse ;
celui d'entre eux qui afficha le plus ouvertement son
dépit fut le sous-gouverneur lui-même, Perrot, qui
croyait n'avoir rien à craindre, parce qu'il était bien
apparenté : neveu, par sa femme, de Talon, à qui il
62 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
devait sa place, il était en outre le frère du curé de
Montréal et le beau-frére de l'abbé de Bretonvilliers,
supérieur général de l'Ordre de Saint-Sulpice ; grâce
à ces deux derniers, il était assuré de la protection des
seigneurs de l'île. Malheureusement, dit l'abbé Pail-
lon, il était hautain et violent ; cet historien ajoute
même qu'il n'avait qu'un but : celui de s'enrichir. Il
établit un comptoir dans une île du fleuve, appelée
de son nom île Perrot, où il faisait, par l'entremise
d'un sieur de Brucy^ son agent, ie commerce des
liqueurs fortes avec les sauvages, bien que ce com-
merce fût défendu par l'évéque à tous les laïques ;
de plus, ajoute Paillon, « il délivrait des congés à
« des individus, ses affidés, tant de Villemarie que
« des lieux circonvoisins, pour aller, sous prétexte
« de chasse, faire la traite dans les bois », ce qui
était défendu par les ordonnances du roi ; « il souf-
c( frit même que presque tous les soldats de la gar-
t nison désertassent Montréal et s'enfuissent dans
« les bois, sans se mettre en peine de les faire pour-
« suivre, ni même de donner avis de leur désertion au
« gouverneur général. Bien plus, comme plusieurs
« de ces soldats s'étaient rendus coupables de vols
« envers des habitants de Villemarie, Perrot, pour
« empêcher qu'on ne les poursuivît dans les bois,
délivra aux particuliers volés des billets écrits de
« sa main par lesquels il s'engageait à les rembour-
« ser, ce qu'il fit, sans doute dans l'espérance de
t retirer de ces déserteurs son argent avec usure,
< par l'autorisation qu'il leur donnait d'aller courir
HISTOIRE DE GAVELIER DE LA SALLE 63
« les bois, ne les employant presque à autre chose ».
Frontenac, comme c'était son devoir, fit des répri-
mandes à Perrot, qui promit d'observer désormais
les ordonnances du roi, notamment en ce qui con-
cernait les coureurs des bois. Mais, loin de tenir sa
promesse, il couvrit de sa protection un certain
sieur de Carion, qui avait donné asile chez lui à
quelques-uns de ces aventuriers, et menaça d'em-
prisonnement le juge qui avait ouvert une informa-
tion. Frontenac averti, pour ne pas laisser impuni
cet acte de rébellion, envoya trois de ses gardes,
sous la conduite du lieutenant Brizard, pour arrêter
Carion. Perrot riposta en faisant emprisonner Bri-
zard, qu'il relâcha cependant le lendemain, la nuit
ayant porté conseil.
Mais, avant de repartir pour Québec, le lieutenant
Brizard eut soin de rédiger un procès-verbal de son
arrestation, qu'iL fit signer par des témoins, dont
Jacques Leber et Cavelier de La Salle. Perrot,
ayant eu connaissance de ce procès-verbal, entra
dans une violente colère et fit emprisonner immédia-
tement Leber. Il n'osa prendre la même mesure à
l'égard de La Salle, « retenu, dit Faillon, par la
« considération de M. Cavelier, son frère, prêtre du
« séminaire, fort estimé dans cette maison », et se
contenta de faire surveiller la demeure où il habitait.
La Salle s'aperçut de cette surveillance et, sachant
qu'il avait tout à redouter du caractère violent de
Perrot, il sauta, la nuit, par dessus le mur de clô"*
ture, se sauva à Québec et mit le gouverneur au cou-
64 HISTOIRE Ï)E CAVELIER DE LA SALLE
l'ant de ce qui s'était passé. Perrot, se sentant sou-
tenu, ne se déconcerta point: il osa aller lui-même à
Québec pour tenter de se justifier aux yeilx de
Frontenac, qui le lit arrêter.
Chose incroyable ! dans cette affaire, où tous les
torts étaient du côté de Perrot, les Sulpiciens prirent
parti pour ce dernier, notamment Tabbé de Féne-
lon ; et pourtant celui-ci, lorsque le gouverneur
s'était naguère arrêté à Montréal, se rendant au lac
Ontario, avait fait de lui un éloge pompeux, du haut
de la chaire paroissiale : c'est qu'il croyait alors,
comme ses confrères, que le fort projeté serait
construit à Kenté, où il avait fondé une mission.
Grand fut le dépit des Sulpiciens, quand ils appri-
rent que le gouverneur avait changé d'avis ; on dis-
simula tout d'abord ; mais on se promit de mettre à
profit la première occasion qui se présenterait pour
prendre une revanche : c'est ce qui expHque pourquoi
Fénelon se déclara ouvertement pour l'indigne Per-
rot, qu'il accompagna même à Québec, mais sans
oser se présenter avec lui chez le gouverneur du
Canada ; cependant, ayant appris l'emprisonnement
de son protégé, il tenta en sa faveur une démarche
qui n'eut aucun succès. Il revint à Montréal, décidé
à porter la lutte sur un autre terrain.
i Le jour de Pâques était venu, dit l'abbé Faillon ;
t il y avait, selon l'usage, une grande affluence à la
t messe solennelle et, parmi les assistants au nom-
« bre de prés de 600, se trouvait La Salle ; ce fut
€ l'abbé Perrot, curé de la paroisse, qui officia,
HISTOIRE DE CAVELIBR DE LA SALLE 65
« assisté entre auties de l'abbé Jean Cavelier. Après
a l'évangile, Fénelon monta en chaire, et, prenant
« pour texte ces paroles de l'évangile de Saint-Jean,
« annonça qu'il parlerait de la double nécessité de
« mourir avec J.-C. et de ressusciter avec lui. » Dans
la deuxième partie,il arriva.pardestransitions plus ou
moins habilement ménagées, à parler de ceux qui
sont revêtus de l'autorité temporelle et dit : « Que le
€ magistrat, animé de l'esprit de J.-C. ressuscité,
« avait autant d'exactitude à punir les fautes commi-
t ses contre le service du Prince que de fidélité à
« pardonner celles qui attaquaient sa propre per-
« sonne ; qu'il était plein de respect pour les minis-
t très de l'autel et ne les maltraitait point, lorsque,
• pour s'acquitter de le^ir devoir, ils tâchaient de
. réconcilier les ennemis et d'établir la paix partout ;
« qu'il ne se faisait pas de créatures qui le louassent
• et n'opprimait pas, sous des prétextes spécieux,
«• les personnes revêtues aussi de l'autorité et qui,
€ servant le même Prince, s'opposaient à ses entre-
« prises ; qu'il faisait servir son pouvoir à maintenir
« l'autorité du monarque, et non à son propre avan-
• tage ; que, regardant les sujets comme ses enfants
« et les traitant en père, il se contentait des gratifi-
« cations qu'il recevait du Prince, sans troubler le
« commerce du pays, ni sans maltraiter ceux qui
« ne le mettaient pas en part de leurs bénéfices;
« qu'enfin il ne vexait point les peuples par des
• corvées extraordinaires et injustes, pour ses pro-
« près intérêts, en interposant le nom du Monar*
66 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
« que, qui n'entendait pas qu'on les molestât de la
« sorte. »
Jamais on n'avait fait un abus plus criant de la
liberté de la chaire : les allusions étaient d'une trans-
parence voulue et si claires que personne ne pouvait
s'y tromper. Un homme se leva hardiment pour pro-
tester, au nom du gouverneur et en son nom person-
nel, car il était visé aussi. Ce fut La Salle, dont l'at-
titude énergique et les gestes de dénégation firent
impression sur le prédicateur lui-même, qui, paraît-
il, changea de couleur. Il y eut un moment de trouble
et de désarroi dans le camp des Sulpiciens qui,
voyant l'effet produit sur les assistants par les pro-
testations éloquentes, quoique muettes, de La Salle,
se hâtèrent, aussitôt la messe finie, de lui dépêcher
son frère pour l'assurer que la Communauté était
entièrement étrangère à ce sermon et qu'elle en désa-
vouait l'auteur.
Mais les Sulpiciens se ressaisirent vite : d'abord
Fénelon, qui avait quitté le séminaire pour la forme,
aggrava ses torts, en faisant signer à plusieurs habi-
tants de Montréal une pétition en faveur de Perrot ;
ensuite ses confrères, comptant sur l'appui des
Jésuites, qui détestaient Frontenac, appui qui, en effet,
ne leur fit pas défaut, résolurent de le soutenir et de
tenir tête au gouverneur. Celui-ci, poussé à bout,
provoqua une enquête : de nombreux témoins furent
entendus par les commissaires enquêteurs, entre
autres La Salle, qui fit, le 2 et le 7 mai 1674, deux
dépositions exemptes de toute réticence, comme de
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 67
toute exagération. Elles furent accablantes pour
Fénelon. Ouvrons ici une parenthèse pour dire
que ce dernier, cité devant le Conseil souverain de
Québec, récusa ses juges, sous prétexte qu'il ne
relevait que de la juridiction ecclésiastique, qu'il
répondit aux questions qu'on lui posait en s'asseyant,
en se couvrant et même en affectant d'enfoncer son
chapeau sur sa tête. Frontenac dut en référer au roi :
Fénelon fût simplement rappelé en France ; Perrot,
également rappelé, fut enfermé pendant quelques
mois à la Bastille, puis renvoyé au Canada. Quant
au gouverneur, comme récompense de sa fermeté et
de son zèle à faire respecter l'autorité civile et les
ordonnances royales, il* reçut... une lettre de blâ-
me !
La Salle n'avait pas attendu la fin de l'affaire : il
s'était embarqué pour la France, emportant des let-
tres de recommandation du Comte de Frontenac, qui
écrivit encore à Colbert, le 14 novembre 1674 : « Je
• ne puis, Monseigneur, que je ne vous recommande
« le sieur de La Salle, qui passe en France et qui est
« un homme d'esprit et d'intelligence et le plus capa-
« blc que je connaisse ici pour toutes les entreprises
« et découvertes qu'on voudra lui confier, i Présenté
à la cour par le prince de Conti, qui s'était déclaré
son protecteur, il parut si bien mériter les éloges qui
l'y avaient précédé que le roi lui décerna, le 13 mai
1675, des lettres de noblesse : «... Comme nous
« sommes informés, y était-il dit, des bonnes actions
« que font journellement les peuples du Canada^ soit
68 HISTOIRE DE «^AVELIER DE LA SALLE
f en réduisant ou disciplinant les sauvages, soit en
« se défendant contre leurs fréquentes insultes et
« celles des Iroquois, et enfin en méprisant les plus
c grands périls pour étendre jusqu'au bout de ce
t nouveau monde notre nom et notre empire, nous
f avons estimé qu'il était de notre justice de distin-
« guer par des récompenses d'honneur ceux qui se
« sont le plus signalés, pour exciter les autres à mé-
« riter de semblables grâces. A ces causes, désirant
« traiter favorablement notre cher et bien-aimé
I Robert Cavelier, sieur de La Salle, pour le bon et
« louable rapport qui nous a été fait des bonnes
<r actions qu'il a faites dans le pays de Canada (c'est-
à-dire dans l'Amérique septentrionale), où il s'est
i établi depuis quelques années, et pour autres con-
« sidérations à ce nous mouvant, et de grâce spé-
f ciale, pleine puissance et autorité royale. Nous
« avons anobli et, par ces présentes signées de notre
« main, anoblissons et décorons du titre et qualité de
1 noblesse ledit sieur Cavelier, etc.. • Le même
jour, le roi le nomma gouverneur du fort de Kataro-
kouy, en lui donnant, outre la propriété du fort, celle
des îles voisineis et d'une longue et large banlieue.
En retour, La Salle s'engageait à rembourser au
comte de Frontenac les avances qu'il avait faites pour
la construction du fort, à y entretenir une garnison
au moins aussi nombreuse que celle de Montréal et,
durant les deux premières années, 15 ou 20 ouvriers
pour le défrichement des terres, à donner des conces-
sions de terrains et à attirer le plus grand nombre
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 69
possible de sauvages, enfin à bâtir une église dans
les six ans et, en attendant, à entretenir un ou deux
Récollets. Par reconnaissance pour le gouverneur
du Canada, La Salle donna au fort le nom de
Frontenac, sous lequel il est déjà désigné dans l'ar-
rêt et les lettres patentes du 13 mai 1675.
La fortune semblait sourire au jeune Rouennais :
sa famille, fiére de lui, se montra non moins bien
disposée que la cour à son égard et lui avança une
partie de l'argent dont il avait besoin.
V
La Salle sur le lac Ontario. — Second
voyage en France.
Retour de La Salle au Canada : une intrigue amoureuse. —
Reconstruction du fort Frontenac. — Essais de colonisation.
— Une revue du gouverneur. — Intrigues des Jésuites. — Nou-
veaux projets de La Salle. — Second voyage en France : il sol-
licite l'autorisation de s'établir dans la vallée de l'Illinois. —
Nouvelles intrigues des Jésuites et extorsions de Bellinzani. —
Triomphe de La Salle.
La Salle se rembarqua peu de temps après pour
le Canada. 11 arriva à Québec dans les premiers
jours d'octobre 1675. C'est pendant son séjour dans
cette ville qu'il aurait failli être victime d'une intri-
gue amoureuse, dans laquelle l'amour n'aurait été
qu'un prétexte ; l'héroïne en fut la femme du rece-
veur des droits du roi, Bazire, qui était très lié avec
les Jésuites. Celui-ci était, dit-on, allé complimenter
La Salle à sa descente du bateau et l'avait presque
forcé à accepter l'hospitalité chez lui ; Madame
Bazire « belle et dévote des Jésuites », aurait cher-
ché à séduire son hôte, et aurait poussé les choses
presque aussi loin que certaine Egyptienne, restée
célèbre dans les annales de la galanterie indiscrète.
Mais, moins recommandable encore, elle aurait cédé
surtout au désir de compromettre et de faire tomber
dans un piège un adversaire des Révérends Pères ;
^2 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLK
il y a certainement un fond de vérité là-dessous ;
mais il est possible que La Salle se soit trompé sur
le mobile qui faisait agir la belle Canadienne, d'au-
tant plus qu'il avait tout ce qu'il fallait pour inspirer
une passion profonde, surtout à une jeune femme
romanesque.
Quoi qu'il en soit, s'il n'y eut pas de scandale pu-
blic, la chose ne resta pas cependant ignorée de
tout le monde : On lit, en effet, dans V Histoire de La
Salle : « Vers le même temps (peu après Pinstalla-
« tion de La Salle au fort Frontenac), un habitant de
« Québec, vint en France (où se trouvait alors l'abbé
t Jean Cavelier), dire à l'aîné de M. de La Salle que
« ce gentilhomme avait corrompu, dans Québec, une
c femme qu'il lui nomma, quel'évêque ne la lui avait
t pu faire quitter et qu'il l'avait emmenée avec lui
t dans son fort d'une manière très scandaleuse...
a Cette nouvelle le mit dans une étrange inquiétude,
ï sur laquelle il ne trouva pas d'autre expédient que
celui d'aller sur les lieux, soit pour retirer son
« frère de cette débauche prétendue, soit pour s'as-
i surer de son innocence... Il partit donc et, n'ayant
« trouvé personne à Québec qui sût aucune nou-
« velle de cette débauche imaginaire, il passa jus-
t qu'au fort Frontenac pour s'assurer entièrement
« sur ce qui lui pouvait rester de doute, et il n'y
i trouva qu'une famille bien réglée, des instructions
« fréquentes et son frère fort assidu à tous les
t exercices, pour donner l'exemple à toute la
t famille. »
HISTOIRE D? CAVELIER DE LA SALLE "jô
Il est évident qu'il s'agit dans les deux cas de la
même femme ; après l'enquête de l'abbé Jean Cave-
lier, on ne peut mettre en doute que La Salle se soit
conduit en honime d'honneur : il avait trop de droi-
ture pour trahir un hôte et c'est cette droiture
qui l'aurait sauvé, si réellement on lui eût tendu un
piège.
Ce qu'il y a de certain, c'est que La Salle eut des
relations d'affaires avec Bazire et que ce fut entre
ses mains qu'il versa la somme de 10.000 livres des-
tinée à rémunérer le Comte de Frontenac des frais
faits à Katarokouy : ce versement fut effectué le
10 octobre 1675, en môme temps que le versement
d'une autre somme due à Bazire lui-même « pour
aliments, bardes et canots ». Le 12, La Salle fut,
selon l'expression consacrée, « reçu au gouverne-
ment du fort » par le comte de Frontenac. Il partit
ensuite pour le lac Ontario, emmenant avec lui des
ouvriers. Il commença par faire démolir la circon-
vallation de bois « qui^ n'avait que 60 toises de tour
« et n'était que de terre soutenue d'une forte palis-
« sade ». Au mois d'août 1676, il jeta les fonde-
ments d'un nouN'^au fort, de 360 toises de tour, qui
devait être défendu par quatre bastions ; il l'entoura
d'un rempart de 17 pieds d'épaisseur, soutenu par
une forte muraille de 21 pieds de haut ; ce fort était
situé à l'extrémité d'une presqu'île, à l'est de laquelle
une anse profonde offrait un refuge sûr aux canots et
aux barques (1) ; il n'était accessible que par un
(1) Voir plus liaut, page 60.
74 HISTOIRE DE CAVÈLIER DE LA SALLE
isthme, d'un bout à l'autre duquel La Salle fit ouvrir,
dans le roc, une tranchée de douze pieds de profon-
deur. Il fit ensuite construire des logements, pour
lui, pour les Récollets, pour les soldats, pour « les
gens de travail », qui furent un moment au nombre
de plus de 80 ; puis, de superbes magasins, où il
rassembla neuf petites pièces de canon, des armes,
des munitions, des vivres et des marchandises. De
ses chantiers de construction sortirent bientôt quatre
barques pontées, dont deux de vingt-cinq tonneaux,
une de trente et une de quarante, qui sillonnèrent le
lac Ontario dans tous les sens : ainsi se trouvaient
réalisés, et au-delà, les projets de Jean Talon. Pour
arriver à ce résultat, La Salle avait dépensé 44.521
livres.
Il fit des concessions d'îles et de terrains aux Pères
Récollets, au sieur de La Forêt, au sergent Ayson, à
d'autres encore ; autour du fort,1.000 oul.200arpents
de terres défrichées par ses soins furent livrés à la
culture ; deux groupes d'habitations se formèrent,
qui devinrent bientôt deux villages : l'un comptait une
douzaine de familles françaises et l'autre, plus de
cent familles de sauvages, qu'on initia à tous les
secrets de l'agriculture et de l'élevage. Une église fut
construite, où les chrétiens entendaient la messe
tous les dimanches et, s'ils le voulaient^ tous les
jours de la semaine. Les Récollets faisaient le caté-
chisme aux enfants et leur apprenaient la langue
française. Enfin, La Salle o ne souffrait ni ivrogne-
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE ^5
« ries ni désordres », tant parmi ses compatriotes
que parmi les indigènes.
L'historien Faillon, d'ordinaire si exact et si bien
renseigné, prétend que, lors d'une visite faite à Kata-
rokouy, le 16 septembre 1677, le comte do Frontenac
n'y trouva,' outre le gouverneur, le Major (1) La
Forêt, deux Pères Récollets et quelques autres, que
quatre colons français : les nommés Curaillon, Jean
Michaud, Jacques de la Métairie et Mathurin Gré-
goire, dont deux seulement avaient femme et en-
fants : or, nous avons sous les yeux le compte rendu
de la revue passée par le gouverneur au fort Fron-
tenac, à la date indiquée plus haut, et nous voyons
figurer sur la liste des, habitants, en plus des per-
sonnes déjà désignées, seize soldats et dix-neuf
manœuvres : voilà ce que Faillon appelle « quelques
autres ». Il est vrai que treize d'entre eux étaient
absents pour des raisons de service ; mais était-ce
un motif pour ne pas en tenir compte ? Ajoutons que
cette revue n'eut guère lieu qu'un an après que La
Salle fut entré en jouissance de sa concession.
Les Jésuites qui avaient deviné ses projets, firent
tout leur possible pour ruiner son établissement :
ils commencèrent par provoquer un arrêt du con-
seil souverain de Québec interdisant à tous les Fran-
çais de porter des marchandises chez les sauvages ;
(1) C'était le litre que portait le commandant du fort. On
sait que c'est de ce mot latin que vient notre mot français
Maire.
•j6 HISTOIRE DE CAVELÏER DE LA SALLE
La Salle, ne pouvant aller les trouver chez eux, les
attira chez lui. Les Jésuites insinuèrent alors aux
Iroquois que le fort de Frontenac était une formida-
ble machine de guerre dirigée contre eux ; en même
temps, ils faisaient courir, à Québec, le bruit que les
Iroquois se préparaient à reprendre les armes et ils
écrivaient même à La Salle de se tenir sur ses gar-
des ; celui-ci, qui était en relations quotidiennes avec
les sauvages et qui n'avait remarqué aucun change-
ment dans leurs dispositions, comprit qu'on cher-
chait à amener une brouille entre eux et lui et ne
tomba pas dans le piège. Peu de temps après, il
faillit être empoisonné par une salade, dans laquelle
une main criminelle avait mélangé de la cigûe et du
vert-de-gris ; il resta malade cinquante jours, vomis-
sant presque continuellement, et ne dut son salut
qu'à sa robuste constitution. L'auteur de cette tenta-
tive d'empoisonnement fut découvert : c'était un de
ses ouvriers, Nicolas Perrot, surnommé Joli-Cœur ;
comme il ne pouvait avoir aucun sujet de méconten-
tement, beaucoup crurent que Perrot avait été l'ins-
trument des Jésuites, La Salle tout le premier. Plus
tard, à la suite d'une entrevue avec l'évêque, il
déclara qu'il avait dû se tromper, déclaration qui doit
faire foi, bien qu'elle n'ait pas été spontanée. Mais, si
les Jésuites ne trempèrent point dans ce crime, ce dont
tout le monde ne fut pas bien convaincu, ils furent
certainement les instigateurs d'un complot qui ne
tendait à rien moins qu'à faire déserter les hommes
de La Salle et, par suite, à lui faire retirer son pri-
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE J7
vilége : un Récollet du fort étant allé voir un Jésuite
en mission dans les environs, celui-ci lui recom-
manda chaudement et le pria de faire agréer à La
Salle un jeune homme du nom de Deslauriers, qui
souhaitait, disait-il, d'entrer au service de Fexplora-
teur : le désir du postulant fut exaucé ; pendant
quinze jours il eut une conduite exemplaire ; au bout
de ce temps, un beau matin, on s'aperçut qu'il s'était
enfui pendant la nuit, avec un domestique et six sol-
dats, qu'il avait réussi à débaucher; ils étaient partis
avec les canots, qu'ils avaient chargés de marchan-
dises et de munitions. La Salle prit avec lui quel-
ques hommes et alla se poster dans un défilé, où il
supposait que les déserteurs devaient passer ; il ne
s'était pas trompé; il les vit bientôt arriver; mais il
ne put les décider à se rendre ; il fut même couché
en joue par un des fugitifs : c'était fait de lui, si un
de ses hommes n'avait abattu le misérable d'un coup
de mousquet. Les autres parvinrent à s'enfuir ; La
Salle les poursuivit jusqu'au village des Iroquois, où
ils furent enfin repris, à l'exception de Deslauriers,
qui échappa d'abord à toutes les recherches ; on
soupçonna qu'il était caché dans la maison du Père
Jésuite, son protecteur : c'est là qu'il fut, en effet,
découvert, couché sur une planche suspendue au-
dessous du lit. La Salle écrivit à l'évêque pour se
plaindre de la conduite du Révérend Père et lui
envoya en même temps deux lettres de ce der-
nier, accablantes pour leur auteur ; mais l'affaire fut
étouffée.
j8 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
Si La Salle n'avait eu d'autre but que de s'enri-
chir, il serait resté au fort de F'rontenac, où il pou-
vait réaliser 25.000 livres de bénéfices par an et où
les Jésuites auraient peut-être fini par le laisser tran-
quille ; mais il avait une ambition plus haute : il n'as-
pirait à rien moins qu'à découvrir l'embouchure du
Mississipi et à conquérir pour la France, pacifique-
ment autant que possible, la vaste et fertile vallée de
ce fleuve. Pour cela, deux routes s'off'raient à lui,
qu'il connaissait également bien : la première, par
rOhio, mais avec un long portage à faire pour se
rendre du lac Ontario à ce cours d'eau ; la seconde,
par les grands lacs, avec un portage au Niagara ;
c'était la plus longue; mais, depuis la chute du Nia-
gara jusqu'au fond du lac Michigan, les grandes
barques à voiles pouvaient naviguer et évoluer à leur
aise ; de plus, cette route conduisait, par PlUinois,
au cœur même de la vallée du Mississipi. Après de
longues hésitations^ La Salle se détermina pour cette
dernière.
Il prit le parti de solliciter du roi l'autorisation de
s'établir dans la vallée de l'illinois et se décida, au
mois de novembre 1677, à passer en France pour
soutenir lui-même sa requête : il demandait, outre la
confirmation de ses droits sur le fort de Frontenac,
a la permission de faire à ses dépens les deux éta-
f blissements qui restaient à faire, l'un à l'entrée du
« lac Erié, l'autre à la sortie de celui des Illinois ;
« la seigneurie des terres qu'il découvrirait et qu'il
« peuplerait, à la charge que celles qu'il n'aurait pas
HISTOIRE DE CAVKLIER DE LA SALLE "jQ
« faithabiter dans vingtansne relèveraient pas de lui ;
a la propriété de toutes les terres défrichées, que les
« sauvages abandonneraient de bon gré, comme ils
« le faisaient quelquefois^ et la qualité de gouver-
« neur dans lesdits pays », La Salle s'engageait à
descendre leMississipi jusqu'à la mer et à trouver
pour les vaisseaux du roi un havre qui, dans sa pen-
sée, ne devait être autre que l'embouchure du grand
fleuve. D'autre part, il s'obligeait à ne faire aucun
commerce avec les Outaouais, sur les lacs Nipissing,
Huron, Supérieur, dans la baie des Puants, c'est-à-
dire chez les peuples qui faisaient leur commerce
avec le Canada, pour ne pas porter préjudice à ses
compatriotes de Québec et de Montréal.
Arrivé en France, La Salle fit demander une
audience à Colbert; le ministre était peu disposé à
seconder les vues de La Salle ; déjà, il avait refusé à
Jolliet l'autorisation d'aller s'établir, avec vingt
hommes, dans le pays des Illinois : o Sa Majesté,
« avait-il écrit à Frontenac, ne veut point accorder
« au sieur Jolliet la permission qu'il demande... Il
« faut multiplier les habitants du Canada avant que
« de penser à d'autres terres. » Le but avoué de Jol'
liet était de fonder une colonie ; son but secret était
d'accaparer le commerce de la vallée do l'IUinois ;
en réalité, il n'était, cette fois encore, qu'un instru-
ment entre les mains des Jésuites, qui voulaient pré-
venir les desseins de leur rival. Ce premier échec ne
les découragea point : l'un d'eux, le Père Raguenau,
8o HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
venu tout exprés du Canada en France, répandit le
bruit dans l'entourage du roi et de Colbert que La
Salle, dont il annonçait la visite prochaine, était fou
« à mettre aux Petites Maisons », si bien que Col-
bert refusa de le recevoir. Mais le tenace Normand
n'était pas plus facile à décourager que ses adver-
saires. Il se décida à s'adresser à Bellinzani, direc-
teur du commerce et ancien intendant de Mazarin,
quoique son intervention lui eût déjà coûté 8.000
livres en 1675. Cette fois, le digne protégé de Maza-
rin se montra plus exigeant encore ; comme La Salle
hésitait, il le menaça de faire échouer toutes ses dé-
marches etmêmedelui faireôter le gouvernement du
fort de Frontenac, s'il faisait le récalcitrant. La Salle
dut se résigner à lui souscrire deux billets de 6.000
livres chacun. Admis à ce prix auprès de Colbert, il
lui prouva facilement qu'il n'était pas fou et finale-
ment obtint ce qu'il demandait. Les nouvelles lettres
patentes furent signées à Saint-Germain-en-Laye, le
22 mai 1678. Toutefois, pour entrer en possession
de ces précieuses lettres, l'explorateur dut se sou-
mettre à de nouvelles exigences de Bellinzani, qui
avait été chargé de leur expédition et qui ne consen-
tit à les lui remettre que contre le versement d'une
somme de 4.000 Hvres.
Enfin, La Salle était arrivé à son but, au prix de
quelle persévérance et de quels sacrifices! on vient de
le voir. Il allait donc pouvoir s'établir, en dépit des
Jésuites et des intrigants de toute robe, dans cette
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 01
admirable vallée de rilliiiois, non pas pour en exploi-
ter à son profit les richesses naturelles, mais pour
en taire, en quelque sorte, son centre d'opérations
et le point de départ de ses futures entreprises.
VI
Les ennemis et les amis de La Salle.
Les Jésuites. — Les Sulpiciens. — Les Récollets. — Les abbés
Renaudot et Rernoii. — Les hommes politiques. — Les spécula-
teurs cl les commerçants. — Désintéressement et grandeur
d'âme de La Salle. — Rapports de La Salle avec ses hommes.
— 11 se fait craindre des débauchés et des pillards. — Il se
fait aimer des honnêtes gens. — Les déserteurs et les fidèles :
Touty.
Nous touchons à la période, sinon la plus dramati-
que, du moins la plus activé at la plus féconde en résul-
tats, de la vie de La Salle ; il va se trouver plus que
jamais aux prises avec l'ambition des uns, la jalousie
des autres, les convoitises de toute sorte, si bien que
l'on a pu dire avec raison que ce ne fut pas parmi les
sauvages, mais parmi ses compatriotes, qu'il rencon-
tra ses adversaires les plus dangereux. Heureuse-
ment, des amitiés fidèles et durables opposèrent leur
contrepoids à ces haines intéressées ; c'est ici le lieu
de passer en revue les amis et les ennemis du décou-
vreur et de rechercher les mobiles auxquels ils obéi-
rent les uns et les autres.
D'abord, La Salle eut pour ennemis les Jésuites,
dont il contrecarrait les projets par ses entreprises
et qui voyaient avec dépit s'évanouir leurs rêves de
gloire et de domination : l'arrivée de Talon et de
Courcelles, avec des ordres précis dont ils surent si
84 HISTOIRE DB CAVELIER DE LA SALLE
bien s'acquitter, surtout le premier, avait déjà porté
un coup funeste à leur ambition ; voyant que le
Canada proprement dit leur échappait, ils s'effor-
cèrent d'en circonscrire les limites, espérant établir
leur domination sur les immenses contrées qui res-
taient à découvrir à l'ouest; dans ce but ils tirent
persuader au roi et à Colbert que l'intérêt bien
entendu de la colonie exigeait qu'on s'appliquât, non
pas à en reculer les limites, mais à défricher et à
peupler les territoires occupés ; ils réussirent d'autant
plus facilement à leur faire adopter ces idées que le
roi n'était rien moins que disposé à faire des sacri-
lices pour les colonies ; il se souciait peu de ce qu'on
pensait de lui dans les wigwams des sauvages ; il
importait beaucoup plus à son orgueil qu'on eût une
haute opinion de sa grandeur dans les cours souve-
raines de l'Europe et, pressentant les guerres futu-
res, il voulait garder toutes ses forces et toutes ses
ressources à sa disposition. Les Jésuites s'étaient
donc repris à espérer ; un dernier obstacle se
dressait devant eux, et cet obstacle, c'était La
Salle : ils cherchèrent à le briser. Nous les avons
déjà vus à l'œuvre ; ils vont redoubler d'activité et de
perfidie : à Michillimackimack, les émules des Pères
FréminetRaguenau essayeront d'ameuter les sauva-
ges contre La Salle et de lui débaucher ses hommes ;
à Sainte-Marie-du-Sault, ils donneront asile à plu-
sieurs d'entre eux, poussés à la désertion par leurs
intrigues. De ces dangereux adversaires, le plus
redoutable sera le Père d'AUouez, prêtre fanatique
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SAL.LE 85
qui, alors qu'il sollicitait du Père Provincial la faveur
d'être désigné pour faire partie des missions du
Canada, s'exprimait ainsi dans une sorte de confes-
sion publique : « Si je suis assez malheureux pour
« n'y pas aller, c'est que mes péchés et nommément
• mes péchés d'orgueil me rendent indigne d'une
« si sainte mission... » Ce qui ne l'empêchait pas de
s'écrier un peu plus loin : « Qui que ce soit qui pré-
• tende me détourner de ma chère mission, je lui
• répliquerai avec ces paroles de mon divin maître :
fl Retire-toi de moi, Satan, car tu ne goûtes pas les
c choses de Dieu ; mais tu parles en homme. » Il
résumait admirablement la pensée de ses confrères
et la sienne, quand il disait : « L'ancienne France
« est bonne pour concevoir de fervents désirs ; la
« nouvelle, pour les exécuter. • D'abord mission-
naire chez les Iroquois, il parvint ensuite à s'insinuer
dans les bonnes grâces des Miamis, qui habitaient
au sud-est et au sud du lac Michigan, entre les Iro-
quois et les Ilhnois. Il vit avec dépit La Salle s'éta-
blir chez ces derniers et vivre en bonne intelligence
avec eux. Il chercha par tous les moyens à faire
naître la discorde entre les Français et les indigènes :
il fut l'âme d'un complot fameux, dont nous parle-
rons plus loin, qui eut pour résultat de pousser à la
désertion une partie des hommes de La Salle et de
rendre les autres suspects à leurs alHés, les Illinois.
Peu satisfait de ce demi-succès, il poussa les Miamis
à se joindre aux Iroquois pour faire aux Illinois une
guerre d'extermination, dans laquelle il espérait bien
8ê HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
que La Salle et ses compagnons seraient enveloppés,
ce qui faillit en effet arriver, ainsi que nous le ver-
rons par la suite. Lorsque, plus tard, les Jésuites,
par de nouvelles intrigues, eurent fait rappeler en
France leur redoutable adversaire, le Père d' Allouez,
après son départ, alla s'installer chez les Illinois,
pensant que l'explorateur n'y reviendrait jamais ; il
n'y revint point, en effet ; mais quelques-uns de ses
compagnons de voyage furent plus heureux; en
arrivant au fort Saint-Louis des Illinois, bien décidés
à cacher le plus longtemps possible la mort de leur
chef, ils annoncèrent que celui-ci était resté en arrière
et qu'il n'allait pas tarder à les rejoindre ; en enten-
dant cela, le Jésuite parut très inquiet, dit un témoin
digne de foi, et bientôt on apprit qu'il avait déguerpi,
sans tambour ni trompette, preuve évidente qu'il ne
tenait pas à affronter la présence de La Salle et qu'il
eût été fort embarrassé de répondre à certaines
questions que celui-ci n'eût pas manqué de lui
poser.
Moins hostiles que les Jésuites, les Sulpiciens de
Villemarie furent cependant peu favorables à La
Salle : ils avaient voulu en faire leur homme-lige,
leur JoUiet, et ils ne pouvaient lui pardonner d'avoir
repris son indépendance ; ils l'avaient vu, d'un mau-
vais œil, vendre sa seigneurie de Montréal ; depuis,
il s'était permis de se séparer de Dollier pour aller
découvrir l'Ohio, réalisant ainsi les grands projets
qu'ils avaient formés. Il avait encore aggravé ses
torts, à leurs yeux, en prenant le parti de Frontenac
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 8;7
contre Fénelon. Mais, de tous les Sulpicieiis, celui
dont il eut le plus à se plaindre fut son propre frère,
I l'abbé Jean Cavelier : quoique docteur en théologie,
I ce prêtre avait des vues assez bornées ; il était, sinon
avare, du moins très pratique. Il essaya de détourner
son frère de ses projets de découvertes, l'enga-
geant à se cantonner dans son fief de Frontenac,
pour s'y enrichir. N'ayant pu y réussir, il exigea le
remboursement des avances qu'il lui avait faites, en
son nom et au nom de la famille ; en 1679, alors que
l'explorateur était déjà dans la vallée de l'Illinois, il
fit opérer, de concert avec d'autres créanciers, la sai-
sie des pelleteries emmagasinées au fort de Fronte-
nac, qui furent transportées à Montréal et de là à
Québec, pour y être vendues ; un arrêt du conseil
souverain, rendu en novembre 1679, lui alloua, sur
le produit de la vente, une somme de 14.999 Hvres.
Plus tard, quand La Salle, égaré sur les côtes du
golfe de Mexique, faisait une tentafive suprême pour
atteindre le Mississipi, l'abbé Cavelier, abusant de
la condescendance que, malgré tout, son frère avait
pour lui, fit charger les cinq chevaux dont dispo-
sait l'expédition de tous ses effets et de tous ses vête-
ments, au nombre d'une dizaine, sans vouloir consi-
dérer que ses compagnons de route risquaient de
succomber sous le poids des provisions et des muni-
tions indispensables, qu'il leur fallait porter eux-
mêmes. Un dernier trait achèvera de le peindre : à
son retour à Montréal, il apprit la révocation de l'é-
dit de Nantes : or, parmi ses compagnons de voyage,
88 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
se trouvait un protestant ; l'abbé Ca\ elier l'invita sur
le champ à abjurer ses erreurs ; ses arguments
furent sans doute irrésistibles, car l'abjuration eut
lieu solennellement quelques jours après, dans
l'église de Villemarie : c'est probablement la seule
conversion que l'abbé Jean Cavelier ait jamais
faite!
Ce fut parmi les ecclésiastiques que La Salle ren-
contra le plus de malveillance et d'hostilité ; ce fut
aussi parmi eux qu'il trouva le plus de dévouement
et d'amitié vraie : sa piété droite et sincère était de
nature à lui concilier les sympathies de tous ceux
qui ne s'inspiraient que de l'intérêt de la religion. ,
C'est ainsi qu'il eut pour collaborateurs et amis les
Récollets, qui avaient été les premiers missionnaires
du Canada et que le roi autorisa à y retourner en
1669. D'abord tenus à l'écart par l'évêque, ils obtin-
rent bientôt, grâce à l'appui du comte de Frontenac,
les mêmes privilèges que les autres ecclésiastiques;
en 1677, deux d'entre eux figurent sur la liste des
habitants du fort de Katarokouy, les Pères Luc et
Louis. Ce dernier est resté célèbre sous son nom
patronymique de Hennepin ; sa piété, qui semblait
aussi sincère qu'elle se montrait ardente, et ses
manières onctueuses ne tardèrent pas à lui attirer
de vives sympathies ; marcheur infatigable, en dépit
de son apparence chétive, avide de nouveaux hori-
zons, il avait la passion des voyages; il était toujours
par monts et par vaux, sa chapelle sur le dos, dévo-
rant l'espace. 11 fut envoyé par la Salle avec deux
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 89
autres Français, Michel Accault et le Picard (1),
pour explorer le cours supérieur du Mississipi. Mal-
heureusement le Père Louis avait un défaut : sous
son humilité apparente, il cachait une grande vanité
et, comme les vices se plaisent, dit- on, en famille, il
devint menteur, mais menteur jusqu'à s'attribuer,
dans un livre publié en Hollande longtemps après
la mort de La Salle, et dédié à Guillaume d'Orange,
la gloire d'avoir descendu le Mississipi jusqu'à son
embouchure, ce qu'il n'a jamais pu faire croire à
personne, pas même à lui. Comme il ne connaissait
pas les contrées que baigne ce fleuve dans son cours
inférieur, il n'hésita point, pour combler cette lacune,
à recourir au plagiat, comme il avait déjà fait, en
1683, pour sa Description de la Louisiane. La Salle
l'avait bien jugé, quand il écrivait de lui • qu'il avait
une disposition à parler plus conformément à ce qu'il
voulait qu'à ce qu'il savait ». Aussi refusa-t-il de
l'emmener dans sa dernière expédition. Heureuse-
ment, le Père Hennepin fut une exception parmi les
Récoilets : moins originales,maisplus dignes et plus
franches, nous apparaissent les figures de plusieurs
de ses confrères, qui partagèrent jusqu'à leur mort
les fatigues et les périls de La Salle : le Père Gabriel
de La Ribourde, qui fut tué par les sauvages sur
les bords de l'Illinois, les Pères Zénobe Membre et
Maxime Leclercq, qui périrent, autres victimes des
sauvages, non loin des rivages du golfe du Mexi-
(1) Son véritable nom était Gay; on l'appelait ordinairement le
Picard, parce qu'il était originaire de la Picardie.
go HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
que. N'oublions pas non plus le Père Anastase
Douay, qui accompagna l'explorateur dans sa der-
nière expédition, dont il fut l'un des rares survi-
vants et dont il a écrit l'histoire.
Si maintenant nous suivons La Salle en France,
nous l'y voyons fréquemment en compagnie de deux
vénérables ecclésiastiques, les abbés Renaudot et
Bernou.
Le premier, membre de l'Académie française et de
l'Académie des Inscriptions, fut un des plus remar-
quables érudits du xviF siècle : comme orienta-
liste, il se signala par de savants travaux ; comme
théologien, il publia divers ouvrages très appréciés
de ses contemporains; comme journaliste, il écrivit
de nombreux articles pour la Gazette^ fondée par son
aïeul, le fameux Théophraste Renaudot ; il rédigea
même, sur les affaires de Rome, d'Angleterre et
d'Espagne, des Mémoires^ qui eurent les honneurs de
la lecture dans les conseils du roi. Il fut lié avec les
hommes les plus illustres du temps, le prince de
Conti, le grand Arnauld, Bossuet, Boileau, qui lui
dédia son épître sur l'Amour de Dieu^ et dont il con-
tribua à faire éditer les œuvres posthumes. On a vu
plus haut qu'il fut l'auteur des Entreliens de La Salle
et de V Histoire de La Salle.
Le second, l'abbé Bernou, fut aussi un savant et
un homme de bien : il fit paraître de nombreux arti-
cles dans la Gazelle et le Mercure Galanl et joua un
rôle important dans les affaires temporelles et spiri-
tuelles de la seconde moitié du xvn« siècle. Il rédi-
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 9I
gea, d'après les lettres de La Salle, la plupart des
relations qui furent présentées au roi pour appuyer
les requêtes de l'explorateur, quMl soutint non seu-
lement de sa plume, mais encore de son crédit et
de son argent.
La Salle, dont la devise était : toujours plus loin !
eut naturellement pour protecteurs et amis les hom-
mes politiques qui, comme lui, rêvaient de faire de
l'Amérique du Nord une vaste colonie française :
d'abord l'habile intendant Jean Talon (1), qui resta
trop peu de temps au Canada; la protection qu'il
accorda à La Salle les honore tous les deux. Un
autre partisan de la politique d'expansion coloniale
fut le comte de Frontenac, au moins pendant son
premier gouvernement, qui dura de 1672 à 1682;
c'est ainsi qu'il commençait une lettre célèbre adres-
sée à Colbert, en 1677 : « Depuis qu'il a plu au roi
« de défendre les congés, comme je ne me suis plus
« vu tant d'occupations au dehors^ où je travaillais
a à faire de nouvelles découvertes et à frayer le che-
a min pour entreprendre de nouveaux établisse-
« ments, en quoi j'espère que mes services auront
« eu le bonheur de ne pas vous déplaire, j'ai tra-
« vaille plus particulièrement à examiner le dedans
« du Canada et l'état de cette colonie, que vous favo-
€ risez de votre protection... i Lui aussi fut en butte
à la haine des Jésuites, contre qui il soutint énergi-
quement les droits de l'autorité temporelle et dont il
ne craignit pas de dévoiler les menées et les projets.
(l) Voir note^ pa^^e 55.
92 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
D'abord bien vu et aduié des Sulpiciens, il s'attira
ensuite leur ressentiment pour n'avoir pas voulu
sacrifier les intérêts généraux de la colonie aux
leurs propres. Désireux d'étendre l'influence fran-
çaise par des découvertes et des conquêtes pacifi-
ques, il comprit que nul, plus que La Salle, n'était
propre à seconder ses vues; ils avaient les mêmes
idées sur la politique à suivre, les mêmes desseins
et, par suite, les mêmes ennemis : c'est là qu'il faut
chercher le secret de leur liaison. On a prétendu que
le gouverneur avait fait payer à l'explorateur sa pro-
tection et son amitié : rien de moins prouvé; c'est
même un Jésuite qui s'est chargé de répondre à cette
allégation : le Père de Charlevoix, en effet, a dit du
comte de Frontenac qu'on ne l'accusa jamais d'être
intéressé. On a prétendu encore qu'il s'était associé
avec La Salle pour faire le commerce de pelleteries :
cela n'est pas impossible : ouvertement ou par l'en-
tremise d'intermédiaires, tout le monde trafiquait, au
Canada : les particuliers, les ecclésiastiques et notam-
ment les Jésuites, dont on a pu dire qu'ils étaient
plus occupés de la conversion du castor que de celle
des sauvages, les officiers civils et militaires, géné-
ralement mal payés, les gouverneurs eux-mêmes,
qui, à cette époque, ne recevaient que 3,000 livres
d'appointements par an ; Frontenac fit probablement
comme avaient fait ses prédécesseurs, comme firent
ses successeurs; il eut certainement avec La Salle
des rapports financiers autres que ceux dont la ces-
sion du fort primitif de Katarokouy fut l'occasion :
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE gS
un document de 1678 fait mention d'un prêt de 13,000
livres, consenti par le comte au découvreur^, prêt qui
constituait une véritable mise de fonds dans l'entre-
prise de La Salle ; comme il est certain que ce prêt
ne fut pas fictif, on ne saurait voir là qu'une opéra-
tion financière, légitimée par l'usage et par le con-
sentement tacite de la cour. Ajoutons que, si l'éner-
gique gouverneur fut rappelé en 1682, grâce aux
efforts combinés de ses ennemis et aussi parce qu'il
dissimulait mal ses préférences pour une politique :
coloniale opposée à celle de la cour, Louis XIV ren-
dit solennellement hommage à sa probité, non moins
qu a ses talents d'administrateur, en le renvoyant,
dix ans après, au Can?da.
Dans leur lutte haineuse contre Frontenac et La
Salle, les Jésuites furent secondés par l'intendant
Duchesneau et par le successeur de Frontenac, le
général comte de La Barre. Nous ne parlerons pas
ici plus longuement de ces deux créatures des Jésui-
tes : ils paraîtront bientôt sur la scène, ainsi que le
fameux marquis de Beaujeu, autre ami des Jésuites,
autre ennemi de La Salle. Mais, avant de fermer cet
alinéa, il serait injuste de ne pas citer au moins le
nom de Louis Armand de Bourbon, prince de Conti,
qui, à la demande de l'Abbé Renaudot, présenta
l'explorateur normand à la Cour, en 1675, et lui con-
tinua ensuite sa protection; par reconnaissance
pour ce bienfaiteur, La Salle donna au lac Erié le
nom de Conti, comme il avait donné au lac Ontario
celui de Frontenac.
94 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
A la sourde irritation des ambitieux déçus vinrent
s'ajouter les rancunes de spéculateurs âpres au
gain : La Salle, qui avait dépensé rapidement le peu
qu'il possédait, avait dû faire appel à la bourse des
autres; on lit dans les lettres patentes de 1678 :
« Vous ferez le tout à vos dépens et à ceux de votre
« Compagnie, à laquelle nous avons accordé par pri-
« vilégeie commerce des peaux de cebola (bison) » :
les membres de cette Compagnie, que La Salle appe-
laient ses associés, étaient tout simplement ceux qui
lui avaient fourni des fonds pour l'organisation de
son entreprise et l'exploitation de son privilège;
parmi ces bailleurs de fonds, les uns habitaient la
France, comme son cousin Plet, négociant de Paris,
qui lui fit, à plusieurs reprises, des avances en
argent et en marchandises, un sieur Thouret, qui lui
prêta 14,000 livres, un sieur Raoul, avocat au parle-
ment de Paris, qui lui en prêta 24,000; les autres
habitaient Québec, comme le comte de Frontenac, et
surtout Montréal; on connaît les noms de plusieurs
de ces derniers : Jacques Leber, Aubert de La Ches-
naye, Robert Cuillerier, Aubuchon, Pougnot, Ra-
muys, économe du séminaire de Saint-Sulpice, etc. ;
les bénéfices devaient être partagés au prorata des
apports. Mais La Salle avait déjà des créanciers qui
lui avaient consenti des prêts pour la construction
du fort de Frontenac ; ceux-ci le virent avec regret
se lancer dans les aventures, au lieu de rester sur
le lac Ontario, où il pouvait se faire 25,000 livres de
revenus par an. Peu après le départ du découvreur,
HISTOIRE BE CAVELIER DE LA SALLE 9»
le bruit se répandit à Montréal qu'il se livrait à des
dépenses exagérées, qu'il avait déjà éprouvé des
mécomptes : aussitôt les principaux de ses créan-
ciers, Migeon de Branssat, les nommés Giton, Pelo-
quin et autres, de concert avec Pabbé Jean Cavelier,
firent saisir les pelleteries qui se trouvaient au fort
de Frontenac, et même le mobilier d'un appartement
que leur débiteur avait loué à Montréal. La première
campagne de La Salle fut, comme on le verra, désas-
treuse, par suite du naufrage de plusieurs de ses
barques et des vols dont il fut victime; il revint, en
1680, à Montréal pour prêcher la patience à ses asso-
ciés. Afin de les dédommager dans la mesure du
possible, il autorisa Plet, qui venait d'arriver au
Canada, à s'établir au foVt de Frontenac et à y faire
le commerce pour son compte personnel et celui des
autres associés. La campagne suivante fut plus désas-
treuse encore, pour des causes indépendantes de la
volonté de La Salle : pendant l'été de 1681, il dut fan-e
un nouveau voyage à Montréal pour porter des expli-
cations à ses actionnaires, qui auraient préféré des
dividendes et qui se laissèrent aller à toutes sortes
de récriminations, la plupart injustes ; La Salle leur
offrit alors de se désister de son privilège en leur
faveur et de leur donner l'autorisation écrite d'en-
voyer des mandataires ou d'aller se fixer eux-mêmes
dans le pays des Illinois et dans ceux qu'il découvri-
rait, pour y faire le commerce. Quant à lui, il ne se
réservait guère que les périls et la gloire : il promet-
lait de leur trouver un débouché plus facile que
96 HISTOIRE DE CAVELIER I>E LA SALLE
celui des grands lacs et du Saint-Laurent par le Mis-
sissipi, qu'il s'engageait à descendre jusqu'à la mer.
La plupart acceptèrent ; mais cette transaction déplut
à quelques-uns des plus riches et des plus influents,
qui, comme Leber et La Chesnaye, faisaient partie
de la compagnie fermière du Canada, compagnie
qui payait 40,000 écus au roi, tous les trois ans, et
qui avait le plus grand intérêt à ce que le transit des
pelleteries continuât à se faire par le Canada; ses
membres agirent de tout leur pouvoir pour empê-
cher La Salle de mettre son projet à exécution ; les
gros négociants, jaloux du privilège de ce dernier,
firent cause commune avec eux, et ainsi se formè-
rent des coteries mercantiles, qui combinèrent leurs
efforts contre l'explorateur avec ceux des coteries
religieuses.
La Salle n'était pas né commerçant ; il man-
quait d'ordre et détestait le marchandage ; il fut
volé par les uns et par les autres, mais surtout
par certains de ses associés, qui étaient en même
temps ses fournisseurs, comme son cousin Plet,
qui lui envoyait de France, Sous le nom d'étoffe à
l'iroquoise, • de méchant frison » n'y ressemblant en
rien ; comme Leber, Aubert de La Chesnaye et tutti
quanti, qui lui vendaient des marchandises le double
de ce qu'elles valaient. Si ceux-là éprouvèrent des
mécomptes, ce fut à eux-mêmes d'abord qu'ils
durent s'en prendre : c'étaient des hommes d'argent,
pour qui tous les moyens de s'enrichir étaient bons.
Quant à La Salle, il ne rechercha jamais la richesse
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 97
pour elle-même : elle était pour lui, non un but,
mais un moyen ; ce qu'il ambitionnait, c'était la
gloire attachée aux grandes découvertes, la gloire
de servir son pays mieux que les autres : « Je vous
« assure, écrivait-il à un de ses associés, que, dès
« que je verrai le moindre rebut, ou de votre côté
« ou de celui de la cour, je quitterai tout là, n'ayant
« point d'autre attrait à la vie que je mène que l'hon-
« neur, dont je crois ces sortes d'entreprises d'au-
« tant plus dignes qu'il y a plus de périls et de pei-
• nés. » Ailleurs, il dira encore, sous l'empire des
mêmes sentiments : c Je suis entièrement rebuté de
« cette entreprise, voyant que ce ne sera pas assez
« de mettre mon bien ei ma vie aux périls conti-
« nuels qu'il faut essuyer et qu'il faudra plus de
« précautions pour répondre aux envieux que pour
« surmonter les difficultés inséparables de mon
« dessein. » Mais la pureté et la noblesse des mobi-
les qui le font agir n'apparaissent nulle part mieux
que dans le discours qu'il prononça un jour devant
ses compagnons et les chefs Illinois assemblés ; ces
derniers avaient exagéré aux premiers les dangers
du voyage projeté à l'embouchure du Mississipi :
« Voilà qui va bien, s'écrie-t-il, nous craignions
« tous, tant que nous sommes, de n'acquérir que
« fort peu de gloire dans ce voyage, par l'appréhen-
t sion de n'y point rencontrer d'occasions de faire
« paraître du courage, ni des difficultés à surmon-
« ter. Nous irons à présent plus volontiers, quand
« nous saurons que la grandeur de notre entreprise
98 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
« fera vivre notre nom après nous, si nous péris-
f sons en l'exécutant. » Ne croit-on pas entendre un
héros de Plutarque ? ou encore un de ceux par la
bouche desquels son illustre compatriote, Corneille,
avait exalté sur le théâtre les plus nobles senti-
ments de Pâme humaine ?
Malheureusement, la population française du
Canada était très mélangée ; trop peu rares étaient
ceux qui avaient quitté la mère-patrie pour des rai-
sons inavouables. La Salle, obligé de recruter des
hommes d'armes et des ouvriers, presque du jour
au lendemain, ne dut pas se montrer trop difficile,
si bien que dans le troupeau se glissèrent pas mal
de brebis galeuses : désertions, trahisons, vols, pil-
lages, attentats, rien ne lui fut épargné. Ses ennemis,
ceux-là mêmes qui intriguaient pour faire déserter
ses gens, répandirent le bruit qu'il ne les payait
point. Il a pris soin de répondre lui-même à cette
accusation : « On vous dira peut-être, écrivait-il à
a un associé, que mes. gens ont déserté, parce que
« je leur devais. C'est un bruit qu'on a semé mali-
« cieusement. Leurs comptes et procès que je ferai
faire à quelques-uns me justifieront assez et
« feront connaître que je n'ai eu que trop d'indul-
« gence et de facilité pour eux. » Ce qu'il y a de vrai,
c'est que s'étant trouvé, une fois ou deux, à court
d'argent, il fit à quelques-uns de ses ouvriers des
billets qui furent intégralement payés ; or, en par-
courant ces billets, nous voyons que La Salle, outre
es gages convenus, accordait, de son propre mou-
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 99
vemcnt, des gratifications importantes pour recon-
naître les bons et loyaux services.
Ses adversaires et ses détracteurs lui reprochaient
encore de ne pas savoir se faire aimer de ses gens,
se rendre populaire, de ne pas être assez familier
avec eux, enfin de les maltraiter : il répond que,
pour se rendre populaire^ il faudrait qu'il leur per-
mît de se livrer au libertinage et à la débauche ; que,
en les engageant, il ne leur a pas caché ce qu'il
attendait d'eux ; que, d'autre part, il n'a rien de par-
ticulier « en son vivre, vêtir, coucher, qui est égal
« pour lui et pour ses gens », qu'il s'entretient vo-
lontiers avec eux, mais sans se laisser aller, avec
certains, à des confidences qu'il pourrait regretter,
connaissant leur peu de moralité et les tentatives de
séduction auxquelles ils sont exposés. Il réprime
énergiquement les attentats contre les biens et les
personnes des indigènes, l'ivrognerie, voire les
blasphèmes. En présence des vols, des trahisons et
des vilenies dont il est chaque jour victime, il avoue
qu'il a peine à garder son humeur toujours égale ;
rarement toutefois il s'emporte jusqu'à frapper ; s'il
en vient à cette extrémité, c'est que, ne pouvant
pour plusieurs raisons compter sur la justice offi-
cielle, il est obligé de se faire lui-même justicier,
qu'il n'a pas le choix des châtiments et que le seul
moyen qui soit à sa disposition de se faire obéir des
mauvaises têtes, c'est de s'en faire craindre.
Il est faux, d'ailleurs, qu'il n'ait su inspirer à ses
hommes d'autre sentiment que la crainte : il se fit
lOO HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
aimer, adorer même des meilleurs, surtout de ceux
qu'il amena de. France avec lui et qui, étant les plus
honnêtes, se montrèrent les plus fidèles : ceux-là
l'auraient suivi jusqu'au bout du monde ; de même,
un sauvage'Chaouanon, le brave Nica, qu'il acheta,
comme prisonnier de guerre, en 1669, ne voulut
jamais se séparer de son maître et périt avec lui
dans les halliers du Texas. Plusieurs mêmes de
ceux qui avaient déserté demandèrent à rentrer à
son service : c'est que si La Salle était parfois brus-
que, il avait bon cœur ; il lui arriva souvent de se
priver de ce qu'il avait de meilleur pour le donner à
ses compagnons ; il veillait à ce que les malades
et les blessés fussent entourés de tous les soins pos-
sibles : il les soignait souvent lui-même ; jamais il
n'en abandonna en chemin, même dans les circons-
tances les plus critiques ; un de ses compagnons
venait-il à s'égarer : il le faisait rechercher ou le
cherchait lui-même jusqu'à ce qu'il eût été retrouvé,
mort ou vivant. De plus, s'il n'avait pas recruté des
hommes, à grand frais, pour leur faire des loisirs,
il était moins dur pour eux que pour lui ; il se char-
geait des besognes les plus difficiles et on le trou-
vait toujours là où il y avait un péril à affronter ou
un coup de coUier à donner ; en voyage, à travers
la neige comme à travers les halliers et la brousse,
il allait devant, « battant, comme il dit, le chemin »
à ses gens, pour les encourager et leur éviter de la
fatigue.
Ceux qui désertèrent, ce furent les pillards, 1 ^
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE lOI
débauchés, les fainéants et les peureux, proie facile
pour les intrigues des Jésuites. Mais, nous le répé-
tons, les hommes de cœur et de caractère s'atta-
chèrent à La Salle ; parmi ceux dont la fidélité le
vengea des calomnies de ses ennemis, citons quel-
ques-uns des plus considérables : La Forêt, qui com-
manda longtemps le fort de Frontenac, d'Autray, fils
du premier procureur général de Québec, de Bois-
rondet, et surtout le brave et loyal chevalier de
Tonty : c'était le fils d'un banquier italien, qui vint
se fixer en France et eut le premier l'idée de faire des
emprunts amortissables en rentes viagères, d'où le
nom de tontines donné à ces sortes de rentes. Après
avoir servi brillamment* pendant huit années, sur
terre et sur mer, dans les armées de Louis XIV, le
jeune Tonty suivit au Canada Cavelier de La Salle,
à qui il avait été recommandé par Renaudot et Conti.
Les Iroquois, dont il était la terreur, l'appelaient Main
de fer : dans un engagement en Sicile, il avait eu une
main emportée par un éclat de grenade et il l'avait
fait remplacer par une main artificielle en fer, dont il
se servait fort adroitement et qui lui tenait lieu de
casse-tête.
VII
Première Expédition. — La Salle s'établit
dans la vallée de l'IUinois.
Retour de La Salle au Canada. — La traite des liqueurs fortes. —
Itinéraire qu'il se propose de suivre. — Sur le Niagara. — Le
Griffon. — En route ! — A Michillimackimack. — A la baie des
Puants. — Navigation mouvementée. — A l'embouchure du
Miamis. — La Salle remonte le Miamis et descend rillinois.
— La Salle chez les Illinois. — Une trame savamment ourdie.
— Le fort de Crèvecœur. — Dans l'attente. — Pénible voyage.
— Mauvaises nouvelles. — Chasse aux déserteurs.
La Salle, après avoir obtenu ses lettres patentes,
ne perdit pas de temps : il trouva facilement les pre-
miers fonds dont il avait besoin et, le 14 juillet 1678,
il s'embarqua à la Rochelle avec Tonty, Lamotte de
Lussiére et une trentaine d'hommes, parmi lesquels
un ou deux pilotes ; il emportait des agrès pour ses
barques, des armes, des munitions, une forge, des
outils, des ustensiles, etc. Il arriva le 13 décembre à
Québec, d'où il fit partir immédiatement ses hommes
avec les bagages, pour le fort de Frontenac. Quant à
lui, il fut retenu dans cette ville par diverses affaires
et aussi par le besoin de rétablir sa santé fort ébran-
lée.
Pendant son séjour à Québec^ il fut appelé à pren-
dre part aux délibérations d'une assemblée de nota-
bles Canadiens, convoquée en vertu d'un arrêt du roi.
I04 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
daté du 22 mai précédent, c'est-à-dire du jour même
où avaient été signées, à Saint-Germain-en-Laye,
les lettres patentes de La Salle. La question à décider
était celle-ci : faut-il permettre aux habitants du
Canada de vendre des boissons fortes aux sauvages ?
Ce commerce, comme on l'a vu, avait été interdit par
l'évêque, sous peine d'excommunication, exception
faite en faveur des Jésuites seulement.Talon, appelé
à se prononcer, l'avait autorisé ; mais l'évêque avait
maintenu la défense et l'excommunication. Sur les
vingt membres dont se composait l'assemblée, cinq
ou six seulement, parmi lesquels Jolliet, prirent parti
pour le prélat et les Jésuites ; les autres se pronon-
cèrent pour la liberté du commerce, entraînés par La
Salle, qui motiva fortement son avis : défendre aux
Français la traite des vins et del'eau-de-vie avec les
indigènes, n'était-ce pas ruiner le commerce du
Canada au profit des coureurs des bois et surtout
des Anglais, qu'une législation plus libérale autori-
sait à vendre tout ce qu'ils voulaient aux sauva-
ges?
Ses affaires terminées et sa santé à peu près réta-
blie, La Salle partit de Québec pour se rendre au lac
Ontario; il s'arrêta quelques jours à Montréal, où il
avait également des affaires à régler, et arriva le 16
décembre au fort de Frontenac. On sait que, d'abord
hésitant sur la route à suivre pour gagner la vallée
du Mississipi, il s'était déterminé pour celle des
grands lacs : comme la cascade du Niagara inter-
rompait la navigation entre les lacs Ontario et Erié,
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE lOD
il se proposait de faire construire, au-dessus, un
entrepôt fortifié ainsi qu'une grande barque à voiles,
qui passerait facilement du lac Erié dans le lac
Huron, par la rivière du Détroit, et plus facilement
encore du lac Huron dans le lac Michigan, par le
détroit de Michillimackimack ; le point terminus de
sa navigation serait l'embouchure du Miamis où
La Salle devait faire bâtir un fort ; il remonte-
rait ensuite le Miamis en canot, gagnerait, par un
portage, la rivière des Illinois et, par cette rivière, le
Mississipi.
Lamotte de Lussière et le Père Hennepin étaient
déjà sur le Niagara : dés que La Salle les eut rejoints,
il les envoya à Tsonnoiitouan, afin de rassurer les
Iroquois, qui observaient avec inquiétude tous ses
mouvements ; il se rendit ensuite au-dessus de la
cascade, pour chercher un endroit favorable à l'ins-
tallation d'un chantier, et il crut l'avoir trouvé au
confluent du Niagara et d'une petite rivière appelée
la Cayuga. Il y fit venir ses gens, qui commencèrent
aussitôt, d'après ses plans, la construction d'un fort
et d'un magasin, ainsi que celle de la grande barque
à voiles destinée à naviguer sur les lacs. C'est là
qu'il apprit la nouvelle d'un premier malheur, qui
devait être suivi de beaucoup d'autres ; la barque qui
l'avait apporté et qu'il avait laissée près de la côte du
lac Ontario, pleine de provisions et de marchandi-
ses, s'était brisée la nuit contre les rochers, par la
faute du pilote, qui l'avait abandonnée pour coucher
à terre. Il se hâta d'aller en recueillir les débris et la
Io6 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
ferrure, qu'il rapporta au chantier. Le 30 janvier,
quand les travaux furent bien en train, il redescendit
au lac Ontario et traça, à l'embouchure du Niagara,
l'enceinte d'une maison palissadée ; puis, il rega-
gna, sur la glace, le fort de Frontenac, d'où il
devait envoyer de nouveaux ouvriers et des maté-
riaux.
En l'absence de La Salle, Tonty, qui le remplaçait,
poussa activement la construction du fort, du maga-
sin et de la barque, en dépit des menaces des Iro-
quois qui parlaient de venir tout brûler et à qui il
fallut envoyer de nouveau Lamotte et Hennepin,
pour leur faire entendre raison. Le fort, qui reçut le
nom de Conti, et qu'il ne faut pas confondre avec la
maison palissadée, qui fut bâiie à l'embouchure du
Niagara, se composait simplement de deux redoutes
de « quarante pieds en carré, faites de grosses pou-
tres l'une sur l'autre, à l'épreuve du mousquet et
jointes par une palissade ». Ce fort fut brûlé en 1680,
par suite de l'imprudence des hommes chargés de le
garder, et- il ne resta que le magasin, composé de
simples bâtiments en planches. Quant à la barque,
elle fut achevée en mai 1679 ; après avoir été bénie
par le père Hennepin et baptisée le Griffon^ elle fut
lancée, puis armée de cinq petits canons ; elle jau-
geait de 40 à 50 tonneaux : les voiles du Griffon
furent les premières qui se balancèrent sur les
grands lacs de l'Amérique du Nord, véritables mers
d'eau douce, aujourd'hui sillonnées en tous sens par
tant de superbes navires de tout genre.
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE IO7
Bientôt, Tonty reçut de La Salle Tordre d'aller,
avec la barque, au devant d'un détachement d'une
quinzaine d'hommes, envoyés précédemment chez
les Illinois pour faire des échanges avec eux et les
préparer à recevoir l'explorateur. Mais le Niagara, à
sa sortie du lac Erié avait un courant très rapide et
Tonty ne put ou n'osa le faire remonter au Griffon ;
il envoya un message à La Salle, qui revenait d'un
voyage à Tsonnontouan, ayant jugé à propos de se
rendre lui-même chez les Iroquois, pour calmer
leurs inquiétudes et surtout pour déjouer les intri-
gues de deux Jésuites, qui leur présentaient ses pré-
paratifs comme dirigés contre eux. La Salle se
remit en route et, aussitôt arrivé au fort de Conti,
s'occupa de faire franchir les rapides au Griffon ; il
y réussit par une manœuvre habile et hardie : le
petit navire vogua fièrement, toutes voiles déployées,
sur les eaux du lac Erié ; il remonta la rivière du
Détroit, très large, mais parfois peu profonde, entra
danèle lac Huron, où il essuya une tempête qui le
força de se mettre à l'abri pendant deux jours, et
enfin, le 27 août, il atteignit la pointe du Michilli-
mackimack, à l'entrée du lac Michigan. Ni La Salle,
ni Tonty, qui avait longé les côtes en canot, n'avaient
rencontré les hommes envoyés dans la vallée del'Illi-
nois.
Il y avait, à la pointe de Michillimackimack, une
mission de Jésuites et deux villages de sauvages :
c'est là qu'étaient restés tranquillement, vivant aux
dépens de La Salle, une partie de ses envoyés ;
Io8 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
comme excuse, ils alléguèrent qu'on leur avait fait
un tableau si effrayant des dangers auxquels ils
seraient exposés de l'autre côté du lac Michigan
qu'ils n'avaient pas osé aller plus loin; il apprit
d'eux que six autres avaient déserté, en emportant
pour plusieurs milliers de livres de marchandises et
de pelleteries, et s'étaient réfugiés chez les Jésuites
de Sainte-Marie-du-Sault ; La Salle envoya Tonty
les chercher, pendant qu'il ferait construire des
magasins, destinés à servir d'entrepôt, et, dans le
cas où il n'attendrait pas son retour, il lui donna
rendez-vous à l'embouchure du Miamis. Tonty s'ac-
quitta de son mieux de sa difficile et délicate mission
et, le 17 décembre, il rentra, avec deux seulement
des déserteurs, à Michillimackimack, d'où La Salle
était déjà reparti. Il fut mal accueilli par les sauva-
ges, qui blessèrent même un de ses hommes ; il fit
alors prendre les armes à sa petite troupe et allait
commander le feu, quand il aperçut, parmi ses adver-
saires, un Père Jésuite qui semblait prêcher la con-
ciliation. L'affaire fut arrangée et les sauvages,
« pour mettre une emplâtre » sur la plaie du blessé,
firent un présent de pelleteries. Quelques jours après,
Tonty partit, à son tour, pour rejoindre La Salle à
l'embouchure du Miamis.
Ce dernier avait fait un grand détour par la baie
des Puants, ou baie verte (Green Bay), située à l'ouest
du lac Michigan : il comptait trouver, au fond de
cette baie, quelques fidèles, qui, sous la conduite de
Michel Accault, n'avaient pas craint de pousser jus-
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE IO9
que chez les Illinois : il les y trouva, en effet, avec
un stock considérable de pelleteries, qu'il fit trans-
porter sur le Griffon. Il renvoya ensuite le petit
navire, sous la direction d'un bon pilote, secondé par
quatre matelots, porter sa cargaison aux magasins
du Haut Niagara; le pilote avait ordre de relâcher à
Michiliimackimack, à l'aller, pour y débarquer les
provisions et les outils laissés à bord, qu'il devait
reprendre, à son retour, et apporter à la baie du
Miamis. Le Griffon mit à la voile par un temps
favorable et disparut dans la brume> emportant la
meilleure partie de la fortune de La Salle et de ses
associés.
A ce sujet, on a reproché à l'explorateur d'avoir
fait avec les Outaounis, qui habitaient autour de la
baie des Puants, un commerce qui lui était interdit
par ses lettres patentes : ce reproche n'est pas fondé ;
rien ne prouve, en effet, que les envoyés de La Salle
aient traité chez les Outaouais ; nous avons vu, au
contraire, qu'ils avaient reçu l'ordre de se rendre
chez les IlHnois, et c'est de ceux-ci vraisemblable-
ment qu'ils achetèrent leurs marchandises ; seule-
ment pour revenir, ils prirent le chemin le plus court
qui était justement celui de la baie des Puants. Si les
choses ne se passèrent pas ainsi, c'est que La Salle
fut trompé par ses hommes, qui, au lieu de s'aven-
turer chez des peuples qu'ils ne connaissaient point,
trouvèrent plus sûr et plus facile de s'arrêter chez
les Outaouais,nos alliés. Quant à lui, sa bonne foi ne
saurait être mise en doute ; malheureusement, les
ITO HISTOIRE DE CAVELIER DE SA SALLE
apparences l'accusaient et ses ennemis, ayant appris
qu'il avait chargé une barque de pelleteries sur la côte
ouest du lac Michigan, exploitèrent ce fait contre
lui.
De là, accompagné de 14 hommes dans quatre
canots, il partit pour se rendre à l'embouchure du
Miamis, emportant seulement une forge, des outils
de charpentier, des armes et quelques marchandi-
ses. Ils longèrent d'abord la côte occidentale du lac :
le temps était mauvais et ils étaient obligés de relâ-
cher à chaque instant ; comme la côte présentait une
suite presque ininterrompue de falaises escarpées,
ils ne pouvaient aborder sans se mettre à l'eau ; il
leur fallait ensuite hisser les canots chargés au hant
des falaises, pour ne pas les laisser à la merci des
vagues, qui venaient en battre le pied. Enfin, ils arri-
vèrent, le 28, au fond du lac ; là, un vent violent qui
s'éleva les força de nouveau de se réfugier à terre ;
La Salle était à peine débarqué que son attention
fut attirée par des pistes fraîches, qui lui révélèrent
la présence de sauvages dans les environs; il recom-
manda à ses compagnons de ne pas faire de bruit ;
mais ceux-ci, ayant aperçu un cerf, ne purent s'em-
pêcher de le tirer ; aucun sauvage ne se montra ;
toutefois, La Salle jugea prudent de placer une sen-
tinelle auprès des canots, pendant la nuit. Comme
l'obscurité était profonde et que le vent et la pluie
faisaient rage, elle ne vit ni n'entendit une troupe
d'indigènes, qui, ayant réussi à s'approcher des
canots, se passaient de main en main, en faisant la
i
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE III
chaîne, les objets que l'un d'eux dérobait ; ce fut La
Salle qui les surprit au cours d'une ronde; étant
parvenus à dissimuler les objets volés, ils protes-
tèrent de leurs bonnes intentions, affirmant qu'ils
avaient pris les nouveaux venus pour des ennemis et
ajoutant que, maintenant qu'ils avaient reconnu leur
erreur, ils allaient se retirer, ce qu'ils firent sans être
inquiétés. Au point du jour, La Salle s'aperçut du
vol ; il comprit que, pour forcer ces sauvages à
restitution, il fallait leur en imposer par un coup
d'audace : il fit occuper par ses hommes une émi-
nence voisine et lui-même se lança, le pistolet à la
main, sur les pistes les plus fraîches; il ramena
bientôt un indigène, qu'jl ordonna de garder comme
otage ; puis quand lp*5 compatriotes du prisonnier
vinrent le réclamer, il répondit qu'il ne lui rendrait
la liberté que lorsque les objets dérobés auraient été
rapportés. Le lendemain mafin, La Salle, qui était
aux aguets^ aperçut les sauvages qui s'avançaient
en grand nombre et en armes ; aussitôt, il courut
au devant d'eux avec cinq hommes, se posta
dans un endroit favorable, sur une hauteur, et les
attendit, le fusil à la main. Cette attitude belliqueuse
déconcerta les indigènes, qui se mirent à faire des
démonstrations pacifiques et, finalement, consenti-
rent à faire droit aux justes réclamations de La Salle.
Dés que le beau temps fut revenu, il continua sa
route en longeant la côte méridionale du lac Michi-
gan et, le le»* novembre, il atteignit l'embouchure du
fleuve des Miamis.
lia HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SAU.E
Tonty n'était pas encore arrivé : en l'attendant,
La Salle occupa ses gens à la construction d'un
magasin et d'un fort : sur un plateau assez élevée de
forme triangulaire, entouré de deux côtés par la
rivière et du troisième par un ravin profond, il fit
construire une redoute de 40 pieds de long sur 30 de
large ; de plus, ayant reconnu à l'inspection de la
rade naturelle formée par l'embouchure du Miamis,
qu'un banc de sable en obstruait partiellement l'en-
trée, il fit planter deux rangées de mâts portant
pavillon français et dessinant un canal navigable, que
sa barque n'aurait qu'à suivre pour parvenir jusqu'au
pied du fort.
Cependant le mois de décembre était arrivé ; le
fleuve n'était pas encore gelé ; mais la température
s'abaissait sensiblement. La Salle ne voulut pas diffé-
rer plus longtemps son départ. Il confia la garde du
fort à quelques-uns de ses hommes et leur laissa des
ordres pour Tonty, qu'il invitait, aussitôt arrivé, à
faire dihgence pour le rejoindre. Il commença
à remonter le Miamis, le 3 décembre. Afin de pou-
voir chasser et étudier le pays, il débarquait souvent
pour marcher le long des rives. Un jour, il se laissa
entraîner à la poursuite d'un cerf, qu'il avait blessé,
jusqu'à plusieurs lieues dans les terres. La nuit
approchait déjà, quand il fit réflexion qu'il était temps
de songer au retour : obligé de faire un long détour
pour éviter un marais, incommodé par la neige, qui
tombait à gros flocons, il faisait nuit depuis long-
temps quand il revint au bord du Miamis ; il tira
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SAELE Il3
deux coups de fusil pour signaler sa présence à ses
compagnons : il attendit en vain une réponse; trois
heures durant, il marclia le long de la rive ; enfin, il
aperçut la lueur d'un feu sur une éminence, vers
laquelle il se dirigea, croyant y trouver ses gens ; il
n'y trouva que la place, encore chaude, d'un sauvage
embusqué là pour surveillei- le tieuve et à qui il avait
fait peur. Accablé de fatigue, il n'hésita pas à faire
sienne la couche, pourtant peu moelleuse, du fugitif.
Comme bien Ton pense, il ne dormit que d'un œil et
fit bien, car, le matin, il remarqua des traces fraî-
ches de pas sur la neige et comprit que des sauvages
étaient venus rôder autour de lui, dans le but de le
surprendre endormi. Persuadé que ses hommes
étaient restés en arrière, il retourna sur ses pas et
ne tarda pas à rencontrer le Père Hennepin, qui
s'était mis à sa recherche et le ramena au campe-
ment, qu'il avait, en effet, de beaucoup dépassé.
Pourtant, cette excursion, à demi involontaire, n'a-
vait pas été inutile : à certains indices, La Salle avait
cru reconnaître qu'il n'était pas éloigné de la bran-
che méridionale de l'Illinois, ou Kankakee, appelée
par les sauvages Théakiki ; il ne s'était pas trompé :
il n'en était qu'à une lieue et demie. Ayant été rejoint
à cet endroit par Tonty et ses compagnons, il se
décida à faire le portage. Par un chemin frayé par
les indigènes et qui était assez praticable, quoique le
soL très marécageux, tremblât sous les pieds, La
Salle fit transporter ses canots et leur contenu. Dans
le trajet, il faillit être tué par un mécontent, « car.
II/J^ HISTOIRE DE CAVELIER DE LA. SALLE
dit Tonty, il y a toujours des mécontents dans ces
sortes d'entreprises > : c'était un nommé Duplessis,
qui le coucha en joue au moment où il passait âcôté
de lui ; heureusement la main du misérable fut rete-
nue par un de ses camarades, qui avait deviné son
intention; La Salle n'apprit que longtemps après le
danger auquel il avait échappé. La petite troupe, qui
se composait maintenant de vingt-neuf Français,
s'embarqua sur le Théakiki, qui est navigable pres-
que dés sa source et ne tarde pas à devenir aussi
large et profond que la Marne : il fait de nombreux
détours à travers de vastes marais, remplis de joncs
et d'aulnes, au-delà desquels s'étendent, à perte de
vue, des plaines qui étaient alors couvertes d'herbes
très hautes et où erraient, sans défiance, d'innom-
brables troupeaux de bisons, des cerfs, des che-
vreuils, des castors, etc. Non moins abondant était
le gibier à plumes : outardes, cygnes, tourterelles,
poules d'Inde, perdrix, perroquets, etc. Ça et là
émergeaient des bouquets d'arbres variés, parmi les-
quels de nombreux arbres à fruits et des vignes qui
produisaient des grappes à rendre jaloux les Cha-
hanéens eux-mêmes. Le chanvre croissait sans cul-
ture, jusqu'à six ou sept pieds de hauteur.
Enfin, après avoir fait environ 120 lieues depuis le
fort du Miamis, La Salle arriva le 1^" janvier 1680,
au grand village des Illinois : on désignait ainsi l'un
des peuples les plus puissants de l'Amérique du nord,
qui occupait la vaste et riche vallée à laquelle il a
donné son nom. Les Illinois étaient les plus agiles
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE Il5
coureurs du Nouveau Continent; vaillants et redou-
tables à leurs ennemis, ils étaient naturellement
doux et hospitaliers ; leurs mœurs étaient même
efféminées et voluptueuses; la polygamie était en
honneur chez eux et ils avaient parfois jusqu'à dix
ou douze femmes, dont ils étaient jaloux au point de
leur couper le nez, quand elles se rendaient coupa-
bles d'infidélité. Malgré cela, ils passaient pour être
adonnés à un vice odieux, et ils entretenaient des
mignons. Ils étaient grands chasseurs, surtout de
bisons, ces bœufs sauvages — comme les appelaient
nos Français — caractérisés par la grosseur déme-
surée de la tête, par la fipe laine qui, chez eux, rem-
place le poil, et surtout par la bosse énorme qui leur
pousse entre les épaules. La chasse à ces animaux,
qui pullulaient dans les pâturages naturels de la
vallée, se faisait principalement à la fin de l'automne,
lorsque les herbes étaient desséchées : dés qu'un
troupeau avait été signalé, les sauvages mettaient le
feu aux herbes autour de lui, de manière à l'enfer-
mer dans un cercle de flammes, mais en ayant soin
de ménager quelques passages, par où les bêtes
affolées cherchaient naturellement à s'échapper :
c'était là que les chasseurs les attendaient ; ils
en tuaient ainsi des quantités prodigieuses, parfois
jusqu'à 200 en un jour.
Quand l'expédition arriva au principal village des
Illinois, elle n'y trouva personne ; depuis longtemps
déjà, les habitants étaient partis pour leurs chasses
habituelles, emmenant avec eux femmes et enfants*
Il6 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
Or, La Salle avait un besoin pressant de vivres et il
était inutile de compter sur la chasse pour s'en pro-
curer, car les campagnes environnantes avaient été
dévastées par le feu, et il n'y restait pas le moindre
gibier. Il eut vite pris son parti : ayant découvert les
silos où était caché le maïs, il en envoya prendre
trente mesures, se réservant d'arranger l'affaire, à
sa première rencontre avec les Illinois. Continuant à
descendre la rivière, il arriva près d'une de leurs
stations de chasse, nommée Pimiteoui(l) ; elle était
située en retrait, au fond d'une sorte d'anse, et la
vue en était masquée par une pointe de terre : c'était
là que campaient les Illinois. La Salle devina de
loin leur présence, en apercevant des colonnes de
fumée qui s'élevaient de ce lieu. Comme il ne savait
trop quel accueil ils lui réservaient, il prit ses dispo-
sitions : il fit placer sur une même ligne, les uns der-
rière les autres, ses huit canots, qu'on laissa aller
au courant de la rivière, et il ordonna à tous ses
hommes de tenir leur fusil à la main. Grâce à la
pointe de terre, ils purent arriver à une demi-portée
de fusil des sauvages, sans avoir été aperçus ; à leur
vue, les femmes et les enfants s'enfuirent, les hom-
mes coururent aux armes, mais au milieu d'une con-
fusion inexprimable. La Salle sauta à terre, ses
hommes en firent autant ; ils se rangèrent sur la
rive, se tenant sur la défensive, ne voulant pas atta-
quer les premiers : ce que voyant, les Illinois pré-
sentèrent le calumet, symbole de paix. Ce calumet
(1) Emplacement de la ville actuelle de Péoria.
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE II 7
était une grande pipe, dont le tuyau, long de deux
pieds et demi environ, était orné de cheveux de
femme et de plumes variées ; le fourneau était creus(i
dans une belle pierre rouge, polie avec soin. Cha-
que peuplade sauvage avait son calumet, reconnais-
sable à certains signes particuliers, qui servait de
sauf-conduit à ceux qui en étaient porteurs. La Salle
prit le calumet, en tira quelques bouffées, puis le ren-
dit aux chefs des Illinois, qui firent de même : c'était
le prélude obligatoire de toutes les entrevues, de
toutes les conventions avec les sauvages. Ensuite,
La Salle, après avoir fait des présents de tabac et
de haches à ses nouveaux alliés, leur expliqua que
la nécessité l'avait forcé de puiser dans leurs cachet-
tes souterraines, qu'il avait encore leur maïs dans
ses canots et était prêt à le leur rendre, s'ils l'exi-
geaient ; mais que, s'ils consentaient à le lui laisser,
il leur céderait en échange divers objets qu'il leur
montra : ses propositions furent acceptées avec
enthousiasme. Il leur fit part également de son des-
sein de bâtir un fort dans les environs, ce à quoi ils
ne s'opposèrent pas. Il ajouta qu'il ferait construire
aussi une grande barque pour descendre le Missis-
sipi jusqu'à la mer, qu'ils ne devaient pas s'alarmer
de ces préparatifs, qui n'étaient nullement dirigés
contre eux, qu'ils avaient au contraire tout à gagner
à rester ses alliés fidèles, pour plusieurs raisons
qu'il leur exposa.
La Salle se préparait à faire commencer les travaux,
quand arriva à Pimiteoui un chef du grand village
Il8 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
des Miamis, OÙ le Père d'Allouez se trouvait alorsen
mission ; ce sauvage, nommé Monso, ou le chevreuil,
eut une entrevue secrète avec les anciens des Illi-
nois ; il leur révéla sur La Salle des particularités
qu'il ne pouvait connaître par lui-même et chercha à
leur persuader que leur hôte était un allié des Iroquois
leurs ennemis ; qu'il voulait pousser jusqu'au Mis-
sissipi uniquement pour faire aUiance avec d'autres
peuples, également leurs ennemis; que, s'ils ne vou-
laient se laisser prendre, pour ainsi dire, entre deux
feux, il fallait de toute nécessité empêcher son
voyage, ce qui leur serait d'autant plus facile que
plusieurs de ses gens devaient bientôt l'abandonner.
Après avoir ainsi semé la défiance parmi les Illi-
nois, Monso repartit la nuit même. Le résultât de
cette intrigue ne se fit pas attendre : dés le lende-
main, les chefs Illinois, revenant sur leurs confi-
dences de la veille, firent à La Salle et à ses hommes
un tableau si effrayant des dangers de toute nature
qui les attendaient sur le bas Mississipi que le cou-
rage des plus intrépides en fut ébranlé.
Avec une admirable présence d'esprit, La Salle
réfuta les assertions des indigènes et s'efforça de
rassurer ses compagnons ; malgré son éloquence,
il n'y réussit qu'à demi : la nuit suivante, six de ses
hommes, et parmi eux les « scieurs de long >,
désertèrent, en emportant le plus de provisions
qu'ils purent. La Salle, en faisant sa ronde habi-
tuelle, s'aperçut de leur fuite : il réveilla aussitôt les
autres et leur recommanda de cacher aux Illinois le
h
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE II9
véritable motif du départ de leurs camarades, si,
comme cela était probable, leur absence venait à
être remarquée. Puis il ajouta que personne n'était
forcé de le suivre sur le Mississipi, que tous ceux
qui voudraient s'en retourner au fort de Fronte-
nac ou au Canada pourraient le faire, sans être
inquiétés et sans avoir une mauvaise action à se
reprocher dans la suite : il faisait ainsi allusion à la
lâcheté des déserteurs ; mais bientôt, il s'aperçut
qu'ils avaient commis plus qu'une lâcheté, un crime
abominable : après avoir mangé sa soupe, le matin,
il éprouva tous les symptômes d'un empoisonne-
ment, qui, heureusement, n'eut pas de suites trop
graves, et il fut convaincu que les misérables
avaient mis du poison dans sa marmite. En souve-
nir de cette double trahison et du profond chagrin
qu'il en éprouva, il donna au fort qu'il fit bâtir bien-
tôt après dans ces parages le nom significatif de
fort de Crèvecœur.
Se sentant en butte aux soupçons des IlHnois depuis
l'entrevue de leurs chefs avec Monso et redoutant un
coup de main de leur part, il se décida à faire
construire ce fort, non plus à Pimiteoui même,
mais un peu plus bas ; il descendit la rivière à la
recherche d'un emplacement favorable, qu'il ne
tarda pas à trouver, et fit commencer immédiatement
les travaux. L'endroit choisi était, dit-il lui-même,
t un petit tertre éloigné du bord delà rivière d'envi-
a ron trois arpents, jusques au pied duquel elle se
t répandait toutes les fois qu'il tombait beaucoup de
I20 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
* pluie. Deux ravines larges et profondes enfer-
» maient deux autres côtés, et le quatrième à moitié,
« que je fis achever de fermer par un fossé qui joi-
« gnait les deux ravines. Je fis border Tautre côté
« des ravines de bons chevaux de frises, escarper
le penchant du tertre tout autour, et de la terre
« qu'on en tirait je fis faire sur la hauteur un para-
« pet capable de couvrir un homme, le tout revêtu,
« depuis le pied du tertre jusqu'au haut du parapet,
t de grands madriers, dont le bas était en coulisse
a entre de grandes pièces de bois qui régnaient
a tout autour du bas de l'éminence, et le haut des
« madriers arrêté par d'autres grandes traverses
« retenues à tenons et à mortaises par d'autres piè-
« ces de bois qui sortaient de l'épaisseur du parapet.
« Au devant de cet ouvrage, je fis planter partout
« des pieux pointus, de vingt-cinq pieds de haut,
« d'un pied de diamètre, enfoncés de trois pieds
€ dans terre, chevillés aux traverses qui retenaient
« le haut des madriers avec une fraise au haut de
« deux pieds et demi de long, pour empêcher la sur-
a prise. Je laissai la figure qu'avait ce platon, qui,
« quoique irrégulière, ne laissait pas d'être assez
bien flanquée contre les sauvages ; je fis faire
« deux logements pour mes gens dans deux des
« angles flanquants pour être tous postés en cas
« d'attaque, dans le troisième la forge, le logis des
« Récollets dans le quatrième angle, et je fis placer
« ma tente et celle du sieur Tonty dans le milieu de
a la place. »
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 121
Malheureusement la désertion des « scieurs de
long » rendait malaisée la construction de la bar-
que. Mais La Salle ne se laissait pas décourager
facilement : il se mit à scier lui-même, aidé de deux
hommes de bonne volonté, et, malgré leur inexpé-
rience, ils firent des planches qui avaient au moins
le mérite de la solidité. La barque fut mise en chan-
tier : vu les circonstances, elle devait mesurer seu-
lement 42 pieds de long sur 15 de large. La Salle
attendait tous les jours le fer et les cordages dont il
manquait ; le Griffon devait les apporter au fort du
Miamis et de là on devait les lui expédier en canot.
Mais hélas ! il ne voyait rien venir. Il prit alors le
parti d'aller les chercher lui-même ; avant de se
mettre en route, il envoya deux de ses hommes,
Michel Accault et le Picard, explorer le cours
supérieur du Mississipi; il leur adjoignit le père Hen-
nepin pour le séparer de Tonty, qui ne pouvait le
souffrir, et pour lui permettre de faire connaissance
avec des peuplades que le Récollet se proposait
d'évangéliser dans la suite.
Le lendemain de leur départ, 1*' mars, La Salle,
ajant laissé pleins pouvoirs à Tonty, s'embarqua
à son tour, ayant avec lui six Français et son Choua-
non, pour remonter PlUinois : c'était la saison la
plus défavorable pour entreprendre un pareil
voyage ; là où il y avait peu de courant, la rivière
était gelée et ils étaient obligés, tantôt de traî-
ner les deux canots sur la glace, tantôt de
se mettre à l'eau jusqu'à mi-corps pour les pousser
122 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
devant eux à travers les glaçons. Du grand village
des Illinois, La Salle renvoya un des canots, chargé
de maïs, avec deux hommes ; il continua son
voyage avec les autres et un seul canot, qu'ils
furent d'ailleurs bientôt forcés d'abandonner, ayant
trouvé quelques Heues plus haut, la rivière complè-
tement prise. Puisqu'il leur fallait aller à pied, ils
coupèrent au plus court ; ils marchaient, portant
leurs bagages et leurs provisions sur leur dos, ayant,
jusqu'au genou, de la neige sur les plateaux et de
la boue dans les marais. Enfin, le 24, après avoir
traversé quatre rivières sur des radeaux improvisés,
ils arrivèrent, exténués, à la redoute du Miamis.
Hélas! pas de barque! pas même de nouvelles de
la barque ! La Salle eut le pressentiment d'un
malheur et, sans prendre le temps de se reposer, cet
homme de fer décida de pousser jusqu'au Niagara
et même jusqu'à Frontenac. Il passa le Miamis sur
un radeau et continua sa route vers l'est, dans la
direction du lac Erié ; les voyageurs durent d'abord
se frayer un chemin à travers une forêt inextricable,
où ils laissaient, accrochés aux épines, des lam-
beaux de vêtements et de peau ; au bout de deux
jours et demi, ils rencontrèrent des bois moins touf-
fus et si giboyeux qu'ils tuèrent plusieurs cerfs, de
nombreuses poules d'Inde et même des ours.
C'était une bonne aubaine pour eux, car leurs pro-
visions de bouche étaient épuisées ; désormais ils
vécurent uniquement de gibier. Mais le bruit de§
coups de fusil attira des sauvages Ouapous, qui
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA, SALLE 123
étaient venus dans ces parages pour tuer ou faire
prisonniers des chasseurs Iroquois et qui suivirent
les voyageurs dans le but de les surprendre, La
Salle réussit à leur échapper en usant de ruse et
en mettant le feu derrière lui aux herbes sèches
d'une immense prairie. Tout alla bien ensuite jus-
qu'à un vaste marais, qu'ils furent obligés de traver-
ser, ayant parfois de l'eau jusqu'à la ceinture ; là,
leurs traces furent de nouveau découvertes, cette
fois par une bande de Moscoutens, venus dans le
même but que les Ouapous. Comme il n'y avait pas
moyen de leur échapper, La Salle, suivant une tac-
tique qui lui avait souvent réussi, les attendit de pied
ferme, le fusil à la maiji ainsi que ses compagnons,
mais décidé à ne tirer que s'il était attaqué. Malgré
leur'nombre, les Moscoutens furent intimidés par
cette belle assurance ; ils protestèrent aux Français
qu'ils les avaient pris pour des Iroquois et leur pro-
mirent de ne plus les inquiéter désormais. Malheu-
reusement, un ennemi plus redoutable que les sau-
nages se mit bientôt de la partie, la maladie ; deux
hommes, épuisés par les fatigues et les privations,
tombèrent comme paralysés, incapables de marcher,
incapables même de se tenir debout. Il ne fallait pas
songer à les porter et La Salle ne voulait pas
les abandonner. Il alla à la recherche d'une rivière,
qu'il fut assez heureux pour trouver, à peu de dis-
tance de là, et qui allait se jeter dans le lac Erié ; il
fit un canot d'écorce d'orme, dans lequel on trans-
porta les malades ; au bout de cinq jours, ils furent
124 IIISTOinE DE CAVELIER DE LA SALLE
rétablis ; comme la rivière faisait beaucoup de
détours et était, d'ailleurs, encombrée de troncs
d'arbres, on recommença à aller à pied. Enfin, la
petite troupe arriva à la rivière du Détroit. Là, La
Salle ordonna à deux de ses hommes de faire un
nouveau canot et d'aller à Michillimackimack pren-
dre des informations au sujet du Griffon. Resté avec
trois hommes, il construisit un radeau sur lequel il
passa le fleuve, large à cet endroit d'une lieue. Ils
longeaient les rivages du lac Erié^ quand le Chaoua-
non et un autre tombèrent gravement malades à
leur tour, ce qui obligea La Salle à faire un nou-
veau canot, dans lequel ils arrivèrent enfin au Nia-
gara, le lendemain de Pâques, 21 avril. Ils avaient
fait près de 450 lieues en cinquante jours, à travers
des régions, tantôt boisées, tantôt marécageuses,
où nul Européen n'avait encore mis le pied, obligés
de construire trois canots et de passer sur des
radeaux six larges cours d'eau, ayant en un mot,
à lutter contre la nature, les sauvages, les bêtes
féroces, la faim et les maladies ; c'est, dit l'historien
américain Parkman, le plus rude voyage que les
Français firent en Amérique ; on peut même dire
que c'est un des plus extraordinaires qui aient
jamais été accomplis.
Ce que La Salle apprit au Niagara n'était pas de
nature à lui faire oublier ses fatigues ; d'abord, on
n'avait pas revu le Griffon et on n'en avait eu aucune
nouvelle ; ensuite, un navire venant de France, qui
avait embarqué pour lui 20 hommes et 20,000 livres
HISTOIRE DE CAVELIER DE LÀ SALLE I2D
de marchandises, avait fait naufrage et, sur les vingt
hommes, seize s'étaient noyés ; enfin il apprit la
saisie opérée au fort de Frontenac, sur l'ordre de ses
créanciers et particulièrement de son frère. Il ne se
laissa pas abattre : il était déjà habitué au malheur.
Il ordona à d'Autray, qui commandait les postes du
Niagara, de partir pour Pimiteoui avec des provi-
sions, des armes et les matériaux nécessaires à la
construction de la barque. Quant à lui, avec trois
hommes « frais » il prit la direction du fort de Fron-
tenac, où il arriva le 6 mai et d'où il envoya aussitôt,
également à destination de Pimiteoui, des ouvriers
sous la conduite de La Forêt, avec des matériaux et
des provisions. De là, il descendit à Montréal, où il
resta huit jours, le temps de s'entendre avec des
créanciers et des associés moins raisonnables pour
la plupart que les sauvages. De retour à Frontenac,
il se préparait à regagner la vallée de Tlllinois,
quand il vit arriver en canot deux hommes qu'il
avait laissés à Pimiteoui et qui venaient, de la part de
Tonty, lui annoncer la désertion des charpentiers,
du forgeron, du menuisier et de plusieurs autres,
qui s'étaient enfuis en emportant les marchandises,
les pelleteries et la plus grande partie des muni-
tions.
Ce fut un nouveau coup pour La Salle, le plus
terrible de ceux qui Pavaient frappé jusque-là : la
fortune semblait s'acharner contre lui ; il n'hésita
pas à lui tenir tète et, pour faire un exemple, il
résolut de châtier les déserteurs. Il apprit que,
126 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
après avoir démoli le fort du Miamis, pillé les maga-
sins de Michillimackimack et du Niagara, ils
s'étaient divisés en deux bandes : l'une avait pris le
chemin de la Nouvelle-Angleterre, par le sud du lac
Ontario, tandis que l'autre, forte de douze hommes,
se dirigeait par le nord sur le fort de Frontenac,
pour l'y surprendre et le tuer. La Salle prit aussitôt
ses dispositions : à une partie de ses hommes, il
ordonna de garder les principaux passages de la
côte orientale ; avec les autres, il se dirigea en
canot vers une longue île, s'étendant parallèlement
à la côte septentrionale;, et que selon toute probabi-
lité les déserteurs devaient longer^ soit à droite, soit à
gauche : il laissa une. barque montée par cinq hoin-
mes bien armés pour surveiller le côté sud, et lui-
même, avec trois autres hommes, alla se poster dans
le détroit, derrière une, pointe de terre : il ne tarda
pas à apercevoir deux canots, assez éloignés Pun
de l'autre, qui venaient dans sa direction ; il recon-
nut ses déserteurs, qui paraissaient sans défiance.
Quand il jugea le moment venu, il fit ramer droit au
premier canot; il était debout, le fusil à la main. Il
arriva à une portée de fusil du canot, avant que
les hommes qui étaient dedans eussent le temps de
se mettre en état de résister, car le moindre dépla-
cement, un simple mouvement suffit pour faire cha-
virer ces légers esquifs. 11 les coucha enjoué et leur
intima l'ordre de se rendre, ce qu'ils firent. Le
second canot, qui ne contenait que deux hommes,
fut pris encore plus facilement. Les sept captifs
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE I27
furent conduits au fort et mis en prison, en atten-
dant leur jugen:ient. La Salle apprit d'eux que
cinq autres de leurs complices s'étaient attar-
dés à faire un troisième canot et qu'ils devaient
arriver le lendemain : en effet, le 4 août,
vers les six heures du soir, il les aperçut au loin,
mais ne put empêcher qu'ils le vissent. Comme
ils cherchaient à fuir il leur donna la chasse :
serrés de prés, il n'eurent bientôt d'autre ressource
que de gagner le rivage. Une fois à terre, ils s'em-
busquèrent derrière des arbres, prêts à faire feu.
Des rochers surplombaient le lac et il n'y avait
d'autre endroit pour débarquer que celui où ils
avaient eux-mêmes pris terre, et qui était à portée de
leurs fusils, dont on apercevait les canons braqués.
Ne voulant pas exposer inutilement la vie de ses
hommes, La Salle envoya quatre d'entre eux cher-
cher, le long de la côte, un endroit favorable pour
débarquer; ils avaient ordre de revenir ensuite à pied
pour prendre les rebelles entre deux feux ; pendant
ce temps, lui resterait en surveillance. Mais la nuit
vint et, à la faveur de l'obscurité, les déserteurs
réussirent à se rembarquer, sans être vus ; ils
n'allèrent pas loin : en effet, les quatre hommes
détachés par La Salle, surpris par la nuit avant
d'avoir pu prendre terre, revenaient dans leur canot,
le long de o l'escore • (1), quand ils croisèrent celui
des déserteurs, qu'ils reconnurent ; ils leur crièrent
de se rendre et, n'ayant pas reçu de réponse, ils
(1) Vieux mot normand, quisiguifie rivage escarpé.
ia8 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
firent feu sur eux : deux furent tués ; les trois
autres furent faits prisonniers et allèrent rejoindre
leurs complices dans les cachots du fort de Fronte-
nac. La Salle se mit ensuite à la recherche des huit
autres, qui avaient pris par le sud du lac Ontario
pour gagner la Nouvelle-York ; mais le vent les
favorisait, tandis qu'il lui était contraire, et il ne put
les atteindre.
VIII
Deuxième expédition. — Invasion de la
vallée de l'Illinois par les Iroquois.
I>a Salie redouble d'activité. — Il apprend le naufrage du Griffon.
— Nouveaux sujets d'inquiétude. — Retour de l'explorateur
daus la vallée de l'Illinois. — Spectacle macabre. — A la recher-
che de Tonty. — Un champ de carnage. — Au confluent de
l'Illinois et du Mississipi. — La Salle remonte 1 Illinois. — Coup
d'œil rétrospectif : Une bataille entre les Iroquois et les Illinois;
retraite de Tonty. — Sur les traces de Tonty. — Ligue défen-
sive contre les Iroquois. — Nouveau voyage au fort de Frontenac.
*
Ce ne fut que le 10 août 1680 que La Salle reprit
le chemin de la vallée de l'Illinois; il emmenait 25
hommes, dont plusieurs charpentiers; il en détacha
une partie, à qui il ordonna de faire le circuit habi-
tuel, par le lac Erié, avec le gros des provisions et
des matériaux; quant à lui, accompagné des autres,
il prit le chemin de traverse, qui du lac Ontario con-
duit, en passant par le petit lac Taronto {!), à la
pointe orientale du lac Huron et que sa connaissance
approfondie de la topographie des grands lacs lui
avait fait deviner. 11 commença par se rendre à
Teioiagon, au nord-ouest du lac Ontario : ce fut là
qu'il rencontra et arrêta deux déserteurs, de ceux
qui s'étaient réfugiés jadis à la mission de Ste-Marie-
du-Sault. Ils étaient chargés des pelleteries qu'ils lui
(I) Ou Nipissing, aujourd'hui appelé lac Sinicoe.
l3o HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
avaient volées. L'un d'eux, nommé Gabriel Minime,
obtint sa grâce, après avoir expliqué à La Salle « qu'il
avait été débauché ». Quant à l'autre, un nommé
Grandmaison, il parvint à s'enfuir de nouveau, en
emportant le plus de pelleteries qu'il put.
On se rappelle les inquiétudes de La Salle au sujet
de sa grande barque à voiles, le Griffon^ qu'il avait
renvoyée, chargée, de la baie des Puants dans la
direction de Michillimackimack, d'où elle devait
regagner le Haut Niagara. S'il avait encore conservé
quelque espoir de la revoir, les renseignements qu'il
se fit donner par les deux déserteurs ne purent lui
laisser la moindre illusion. Le Griffon était perdu !
11 n'avait même pas atteint MichiHimackimack ! Le
pilote et les matelots avaient dû périr avec le navire,
car jamais on ne les revit. La Salle prétendit bien,
dans une lettre écrite à La Barre du portage de la
Checagou, le 16 juin 1683, qu'on avait vu Luc (c'était
le nom du pilote) et ses compagnons remonter le
Haut-Mississipi, chargés de marchandises, dans le
but, pensait-on, de rejoindre le célèbre aventurier du
Lhut. 11 est probable que La Salle, devenu soupçon-
neux à force d'être trompé et trahi, attacha plus
d'importance qu'il ne convenait à un simple racon-
tar. Il n'est rien moins que prouvé non plus que les
matelots aient été tués à la côté par des sauvages qui
auraient coulé le navire, après avoir enlevé le con-
tenu. Il y a tout lieu de croire que le Griffon fit nau-
frage au cours d'une tempête, sans doute de celle que
La Salle essuya en descendant la côte occidentale du
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l3l
lac Michigan après son départ de la baie des Puants,
qui le força à relâcher à plusieurs reprises et lui fit
concevoir des inquiétudes très vives au sujet de sa
barque, inquiétudes qui n'étaient que trop fondées.
Quoi qu'il en fût, c'était un véritable désastre pour lui :
il perdait du même coup cinq ou six de ses meilleurs
serviteurs, une barque qui lui avait coûté 10,000
écus, 12,000 livres de marchandises, 4,000 livres
d'outils, de munitions et de matériaux de toute
sorte. Mais à quoi lui eût servi de se désoler ? Il com-
prit qu'il y avait mieux à faire et il continua sa route,
par le lac Taronto; arrivé au lac Huron, il prit par
le nord de ce lac, dont il longea la côte septentrio-
nale, qui offre plus d'abris et de baies que la côte
méridionale, mettant ainsi à profit, dans l'intérêt de
ses hommes et dans le sien, l'expérience qu'il acqué-
rait dans ses voyages. Avant de se rendre à Michilli-
mackimack, il poussa une pointe jusqu'à Sainte-
Marie-du-Sault, pour y réclamer des pelleteries que
les déserteurs lui avaient jadis emportées et qui, de
l'aveu de Minime et de Grandmaison, étaient restées,
pour la plus grande partie, en dépôt chez les Jésui-
tes de cette mission. Inutile d'ajouter que ce voyage
fut fait en pure perte.
A MichiUimackimack, de nouvelles déceptions
attendaient Texplorateur : il y trouva d'Autray et La
Forêt, alors qu'il les croyait déjà rendus dans la
vallée de Tlllinois; il apprit d'eux qu'ils avaient ren-
contré de nouveaux déserteurs venant de Pimiteoui^
que ceux-ci leur avaient dit que Tonty était mort et
l32 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA. SALLE
qu'il n'y avait plus un seul Français dans la vallée
de rillinois; ils ajoutèrent que ces nouvelles les
avaient décidés à revenir sur leurs pas et à attendre
de nouveaux ordres àMichillimackimack. Parcontre,
il n'y trouva point les hommes qu"il avait envoyés
du fort de Frontenac par le lac Erié; il fit alors par-
tir à leur rencontre et à leur secours deux canots
qui devaient longer, l'un la côte nord, l'autre la côte
sud du lac Huron. Eu môme temps, il cherchait à
s'approvisionner de maïs auprès des sauvages, qui,
cédant peut-être à de perfides conseils, refusaient de
lui en vendre, mais lui offraient du castor, dont il
n'avait nul besoin et que, d'ailleurs, aux termes de
ses lettres patentes, il lui était défendu d'acheter. Il
dut avoir recours à un moyen qui réussissait toujours
avec les snuvages : il leur proposa de les payer en
eau-de-vie : le maïs afflua aussitôt, comme par
enchantement, à son magasin.
Impatient de savoir ce qu'était devenu Tonty, il
partit, le 4 octobre, avec douze hommes et le fidèle
Nica, laissant à La Forêt l'ordre d'attendre les retar-
dataires jusqu'au 20 octobre et, à cette date, de venir
le rejoindre au fort du Miamis, avec ou sans eux.
Mais La Forêt, au lieu d'exécuter ponctuellement
ces ordres, du reste croyant bien faire, alla au devant
d'eux, ne les rencontra point et ne rentra que le
4 novembre à Michillimackimack, où il fut retenu jus-
qu'au. 11 par des vents contraires. La Salle ne l'atten-
dit pas. Laissant au fort six de ses hommes, il partit,
lui huitième, dès le commencement de novembre. Ij
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l33
suivit le même itinéraire que raiinée précédente. En
descendant l'Illinois, il remarqua que les campagnes
n'avaient pas été dévastées par le feu, ce qui redou-
bla son inquiétude. Le 27 novembre, il arriva au con-
fluent de la Divine; il débarqua pour voir s'il ne
trouverait pas, sur quelque arbre, des signes gravés
par Tonty pour marquer son passage, dans le cas
où il aurait remonté ce cours d'eau; ses recherches
ne donnèrent aucun résultat; mais, comme le gibier
était très abondant dans ces parages, il s'y attarda
à chasser pour se procurer des vivres : il tua douze
bisons, sept ou huit chevreuils, des outardes et des
cygnes en quantité. Au bout de trois jours, il remit
ses canots à l'eau et, le l^'" décembre, il arriva à
l'endroit où il avait encore vu, neuf mois auparavant,
le grand village des Ilhnois.
Un spectacle épouvantable s'offrit à sa vue : il ne
restait plus de traces des cabanes; seules, des per-
ches à demi brûlées, au haut desquelles grimaçaient
des têtes déchiquetées par les oiseaux de proie,
dessinaient lugubrement l'emplacement du village.
Les féroces Iroquois avaient passé par là ! un fort
qu'ils avaient construit était encore debout : sur les
portes, des têtes clouées ; à l'intérieur, des tas d'os
calcinés et, terrible sujet d'angoisse pour La Salle,
çà et là des lambeaux de vêtements et des débris
d'ustensiles ayant appartenu aux Français. Les
champs étaient parsemés de carcasses à demi ron-
gées; la rage des Iroquois s'était exercée jusque
l34 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
sur les morts ensevelis (1), dont les ossements'
avaient été déterrés et dispersés, et, ce qui ajoutait
encore à l'horreur du spectacle, des bandes de loups
et des nuées de corbeaux se disputaient les restes
des cadavres au milieu d'un infernal concert de hur-
lements étranges et de croassements lugubres.
Revenu de sa stupeur, La Salle examina les têtes
une à une, craignant toujours de reconnaître un de
ses anciens compagnons ; un examen attentif le con-
vainquit que toutes étaient des têtes de sauvages ; il
se rendit ensuite à une lieue de là, à un endroit
appelé le Jardin^ parce que ses hommes y avaient
fait quelques semis : il y vit six pieux plantés en
terre, peints en rouge, sur chacun desquels était
représenté un homme, les yeux bandés. Sachant que
les sauvages avaient Phabitude de planter de ces
pieux, là où ils avaient tué ou pris des ennemis, il
n'eut plus guère qu'un espoir, c'est que Tonty et ses
compagnons eussent été simplement faits prison-
niers.
Sa funèbre exploration terminée, La Salle prit ses
dispositions pour passer la nuit : l'angoisse étrei-
gnait son âme et il ne put fermer l'œil ; toutefois,
dans le chaos de ses pensées un rayon d'espoir se
glissa : si les Français étaient encore à Pimiteoui !
c'était peu probable ; mais c'était possible. Il pousse-
rait donc jusque-là ; s'il ne les y trouvait pas, il so
(I) Les Illinois laissaient leurs morts exposés à l'air le plus
longtemps possible : ils ne les enterraient souvent qu'au bout de
plusieurs semaines.
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l35
mettrait à la poursuite des Iroquois pour leur arra-
cher leurs prisonniers ou leur demander compte du
sang versé.
Le jour venu, il fit cacher le maïs qui restait dans
le creux d'un rocher et les canots dans un îlot voi-
sin, où il ordonna à trois de ses hommes de se for-
tifier en son absence et de rassembler le plus de pro-
visions qu'ils pourraient. Ensuite, il partit en canot
avec les trois autres Français et son brave Chaoua-
non : chacun d'eux était armé de deux fusils, d'un
pistolet et d'une épée. En descendant la rivière, La
Salle remarqua des campements abandonnés, éche-
lonnés deux par deux sur les rives opposées, les
uns vis-à-vis des autres : il comprit que les Illinois,
vaincus et décimés, maisredoutables encore, s'étaient
enfuis par la rivière, que les Iroquois les avaient
poursuivis, espérant les surprendre et prenant toutes
leurs précautions pour ne pas être surpris eux-
mêmes. Au furet à mesure qu'il rencontrait de ces
campements, il les visitait soigneusement. A Crève-
cœur, il ne trouva personne : le fort était en ruines
et, ce qu'il y avait de plus triste, c'est qu'il était visi-
ble que l'œuvre de destruction avait été accomplie
par des Français, et non par les Iroquois ; ceux-ci
avaient dû se borner à enlever les clous du gabarit
de la barque ; en examinant celle-ci de plus près,
La Salle aperçut sur un bordage cette inscription :
« Nous sommes tous sauvages, ce i5 a... 1680. » Le
bordage avait été un peu endommagé et les quatre
dernières lettres du mot avril avaient disparu. Ainsi
l36 HISTOIRE BE CAVELIER DE LA SALLE
qu'on le sut plus tard, c'était Tonty qui avait fait gra-
ver ces mots, pour indiquer qu'il se retirait au vil-
lage des Illinois, suivant la résolution désespérée
qu'il avait prise, après la désertion de la plupart de
ses hommes. La Salle n'en continua pas moins à
descendre l'Illinois et rencontra plusieurs nouveaux
campements, toujours opposés un à un ; à l'inspec-
tion des deux derniers, il jugea, en voyant des cen-
dres encore fraîches, que les deux armées nedevaient
pas être loin.
Il navigua toute la nuit et le lendemain, vers midi,
arrivé en vue du Mississipi, il aperçut dans une
plaine des cabanes en ruines et des formes humai-
nes qui, dans leur immobilité, faisaient l'effet de
spectres. Il débarqua et eut vite reconnu que cette
plaine, dont les herbes étaient foulées et maculées
de sang, avait été récemment un champ de bataille,
ou plutôt un champ de carnage. Ainsi qu'il se le fit
raconter plus tard, les Iroquois, vainqueurs dans les
premiers engagements, n'avaient pas osé attaquer
de nouveautés Illinois réunis; ils s'étaient bornés à
les suivre de près, campant en face d'eux, sur la rive
opposée, et leur faisant porter, chaque jour, des
propositions de paix; les Illinois s'y laissèrent pren-
dre : les uns remontèrent le Mississipi ; les autres le
descendirent ; d'autres enfin restèrent ; c'était ce
qu'attendaient les perfides Iroquois : ils tombèrent
sur ces derniers, en tuèrent le plus qu'ils purent et
mirent les autres en fuite ; puis ils s'emparèrent
d'environ 700 femmes et enfants, dont ils firent périr
HISTOIRE DE CAVËLIKR DE LA SALLE iSj
la moitié dans des tourments épouvantables. Ces
spectres que La Salle avait aperçus de loin, c'étaient
des corps de femmes et d'enfants, empalés et rôtis.
Il vit aussi les restes d'horribles festins et, dans des
chaudières, des cadavres encore entiers, que ces
monstres, déjà gorgés de chair humaine, n'avaient
pu dévorer.
Là encore, et ce fut une consolation pour lui, il
ne trouva aucun vestige de ses anciens compagnons ;
mais où étaient-ils ? où étaient les Iroquois et les sur-
vivants des Illinois, qu'il aurait pu interroger utile-
ment ? Il poussa jusqu'au- Mississipi; là, ne sachant
plus quelle direction prendre, il s'arrêta, fitébran-
cher un petit arbre, qui avait poussé sur le rocher
situé à l'angle de gauche du confluent, et y fixa, au
moyen d'un clou, un bout de planche où il repré-
senta un canot et un calumet ; il y attacha égale-
ment une lettre à l'adresse de Tonty, pour le cas où
celui-ci viendrait à passer par là, lettre dans laquelle
il annonçait qu'il retournait au grand village des
Illinois.
Bien que ses quatre compagnons se dissent prêts
à l'accompagner jusqu'à l'embouchure du Mississipi,
tant il avait su leur inspirer de confiance, La Salle
ne pouvait songer en ce moment à descendre le grand
fleuve, d'abord parce qu'il n'était pas encore fixé sur
le sort de Tonty et de ses hommes, qu'il espérait
toujours retrouver, ensuite parce qu'il voulait rallier
ceux des siens qui étaient restés en arrière. Il
remonta donc l'Illinois et au bout de trois jours et
l38 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
demi, arriva prés du grand village, là où il avait
laissé trois de ses compagnons, qu'il retrouva sains
et saufs. On était alors au cœur de l'hiver et, comme
le froid était très vif, la rivière fut bientôt entièrement
gelée, ce qui força La Salle à séjourner dans ce lieu
plus longtemps qu'il n'aurait voulu. Il mit à profit ce
séjour forcé pour compléter ses approvisionnements
et aussi pour faire des observations sur des phéno-
mènes célestes qui ont rendu cet hiver célèbre dans
les annales de l'astronomie : c'est ainsi qu'il prit des
notes sur une superbe comète, dont la queue mesu-
rait trente degrés de longueur, et sur plusieurs pa-
rhélies, dont le plus remarquable i représentait huit
soleils, outre le véritable ». Entre temps, il cherchait
à rencontrer des sauvages, pour obtenir d'eux quel-
que renseignement. Mais il ne put mettre la main
sur aucun. Voyant que le dégel ne venait pas et
craignant qu'il ne se fit attendre longtemps encore,
il se décida à se remettre en route, avec tout son
monde, et fit traîner les canots sur la neige. Comme
il n'avait trouvé aucune trace de Tonty au-dessous
du grand village, il lui était venu à l'esprit qu'il avait
pu remonter l'Illinois et se réfugier chez les peuples
qui habitaient à l'ouest du lac Michigan ; aussi il
inspectait minutieusement les rives pour tâcher de
découvrir quelque indice rassurant : en visitant une
cabane abandonnée, il crut reconnaître que son lieu-
tenant y avait séjourné.
11 ne se trompait pas : les Français n'avaient été
ni tués, ni même faits prisonniers. Tonty, resté avec
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE iSq
quatre hommes seulement, dont deux Récollets, et
réduit à l'inaction, s'était retiré, avons-nous dit, au
grand village des Illinois ; il y attendait La Salle,
quandon vint lui annoncer que celui-ci avait été tué :
cette fausse nouvelle émanait sans doute de ceux-là
même qui faisaient, en même temps, annoncer à La
Salle la mort de Tonty. Ce dernier, jugeant dés lors
qu'il n'y avait plus rien à faire pour lui dans la vallée
de rillinois^ résolut de reprendre le chemin du Ca-
nada. Comme il faisait ses préparatifs de départ,
voilà que le bruit éclate dans le village qu'une armée
iroquoise, forte de six ou sept cents guerriers, s'a-
vance et n'est plus qu'à une ou deux journées de
marche. Fidèle aux ir;structions qu'il avait reçues,
Tonty était bien décidé à observer une stricte .neu-
tralité. Mais les ennemis de La Salle et les déserteurs
avaient mis à courir de nouveau, parmi les Illinois,
le bruit que lui et son lieutenant étaient les alliés
des Iroquois ; l'arrivée de ceux-ci coïncidant avec le
départ des Français donnaità ce bruit quelque appa-
rence de fondement ; on disait même qu'il y avait
des Français dans les rangs des ennemis, parce
qu'un de leurs chefs avait endossé la défroque d'un
Jésuite et avait coiffé son chapeau. Un capitaine
Illinois alla jusqu'à reprocher à Tonty d'être un
traître ; le loyal chevaher bondit sous le coup de fouet
de cette insulte : « Pour te faire voir que je ne suis
« point l'ami de l'Iroquois, répondit-il, je mourrai
« demain avec toi. » Les Illinois employèrent une
partie de la nuit à charger sur leurs pirogues tout
l4» HISTOIRE DE CAVKLIER DE LA SALLE
ce qu'ils possédaient, avec leurs femmes et leurs
enfants, qu'ils envoyèrent six lieues plus bas ; ils
passèrent le reste en festins et en danses guerrières,
pour se donner du cœur. Le lendemain, les deux
armées se trouvèrent en présence : Tontyet ses deux
compagnons laïques étaient dans les rangs des Illi-
nois ; sur le désir exprimé par ces derniers, qui
voulaient tenter un accommodement, il consentit à
aller porter leurs propositions à l'armée ennemie,
accompagné d'un indigène, à qui on avait remis un
présent pour les Iroquois ; ils furent accueillis à
coups de fusil ; Tonty ordonna alors au porteur du
présent de retourner sur ses pas ; puis, il s'avança ^
seul, à travers les balles et les flèches, jusque dans
les rangs des ennemis. Mais là, un Troquois d'Onnon-
tagué lui plongea son couteau dans le sein gauche :
le héros s'affaissa ; en un clin d'œli, il fut dépouillé
de ses vêtements ; un guerrier, accroupi derrière lui,
un couteau à la main, lui releva les cheveux, sem-
blant attendre un signal pour le scalper. Pendant ce
temps, la bataille s'était engagée, furieuse : les deux
Français, croyant que Tonty avait été tué, voulurent
au moins le venger ; bientôt l'aile gauche des Iro-
quois, qui avait eu dix hommes tués ou blessés,
commença à plier. Inquiets à leur tour, les agres-
seurs s'empressèrent autour de Tonty, le remirent
sur pied et le supplièrent de faire tous ses efforts
pour rejoindre les Illinois et leur porter un présent ;
c'était le salut pour le blessé, qui rassembla toutes
ses forces et parvint à regagner les rangs de ses alliés.
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l4l
Il fit cesser le combat et les négociations commen-
cèrent. Il s'ensuivit une trêve de quelques jours, dont
Tonty profita pour effectuer son départ, devenu
d'autant plus urgent que, dans la nuit qui précéda
la bataille, les Français avaient perdu à peu prés
tout ce qui leur restait. Il remonta l'Illinois avec ses
deux compagnons d'armes et les deux Récollets, les
seuls Français qui restassent encore dans la vallée.
Un jour, au moment d'une halte, un des Pères, le
Révérend Gabriel de la Ribourde, s'étant écarté, no
reparut plus ; après l'avoir longtemps cherché, Tonty,
ayant acquis la conviction qu'il avait été tué par des
sauvages, se décida à continuer sa route ; arrivé au
confluent de la Divine,!il prit par cette rivière, sans
laisser le moindre indice de son passage, précaution
superflue si, comme on le lui avait dit, La Salle était
mort. Après des fatigues inimaginables et des pri-
vations telles que les quatre voyageurs furent réduits
à manger des citrouilles pourries, des courroies et
des peaux de bouchers, ils arrivèrent, mourants, à
un village de Poutéatamis, où ils furent bien accueil-
hs et passèrent l'hiver.
A la suite de sa visite à la cabane abandonnée, La
Salle, qui s'était repris à espérer, continua à remon-
ter rilhnois et, arrivé au confluent de la Divine,
s'engagea résolument sur cette rivière, bien qu'il ne
s'expliquât point encore que Tonty n'eût pas gravé
sur les arbres certains signes convenus pour indi-
quer la direction prise par lui. Une lieue plus haut,
il laissa ses canots et ses provisions dans une
l42 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
cachette, sous la garde de d'Autray et d'un autre, et
avec le reste de ses hommes, il continua sa route à
pied, en longeant la rivière. A quelque distance de
là, il rencontra une nouvelle cabane également
abandonnée; un examen attentif lui donna, cette
fois, la certitude qu'elle avait servi d'abri à Tonty :
celui-ci était donc vivant ! La Salle poussa un sou-
pir de soulagement. Il conjectura que son lieutenant
avait dû gagner le lac Michigan et, par le lac, le fort
du Miamis. Il prit lui-même cette direction pour le
rejoindre au plus tôt et, après avoir fait soixante
lieues dans la neige, il arriva au fort : il y trouva La,
Forêt, arrivé depuis peu de Michillimackimack, avec
trois hommes seulement ; mais point de Tonty, ni
même de nouvelles de Tonty, La Salle le fit d'abord
chercher du côté du Détroit; maisbientôt il apprit par
des sauvages qu'il était resté chez les Poutéatamis,
qui habitaient à l'ouest du lac Michigan ; aussitôt il
envoya de ce côté quelques hommes qui furent assez
heureux pour le trouver et qui l'amenèrent à Michil-
limackimack, avec ses compagnons. Les mêmes
sauvages lui donnèrent également des nouvelles de
Michel Accault, du Père Hennepin et de Gay, dit le
Picard, revenus tous les trois en bonne santé do leur
voyage d'exploration sur le Haut Mississipi.
Ces nouvelles consolèrent un peu La Salle de
Téchec de son expédition; cet échec était dû aux
Iroquois ; le découvreur comprit qu'il fallait opposer
un contrepoids à leur puissance et conçut le dessein
de former contre eux une ligue défensive^ assez forte
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l43
pour leur en imposer. Il se mit aussitôt à l'œuvre ;
la perfidie et l'avidité des féroces guerriers des cinq
nations servirent admirablement ses projets : dans
leur guerre contre les Illinois, ils avaient eu pour
alliés les Miamis; cela ne les empêcha pas, à leur
retour, d'en tuer quelques-uns et d'en emmener une
vingtaine prisonniers ; les Miamis leur firent récla-
mer ces derniers et leur envoyèrent même des pré-
sents en échange ; les Iroquois acceptèrent les pré-
sents et gardèrent les prisonniers; La Salle profita
du mécontentement des Miamis pour les décider à
faire alliance avec les Chaouanons, qui habitaient au
sud, entre TOhio et le Mississipi, avec les Illinois et
plusieurs autres tribus «sauvages. Les négociations
qu'il engagea avec ces divers peuples l'obligèrent à
faire de nouveaux voyages, entre autres un chez les
Illinois, qui faillit lui être funeste : il marchait, depuis
plusieurs jours, à l'aide de raquettes, sur la neige
gelée, quand il fut atteint tout à coup d'un violent
mal d'yeux, causé sans doute par la blancheur
éblouissante de la neige et la réverbération des
rayons du soleil. Il resta aveugle trois longs jours,
souffrant horriblement. Il se traita au moyen de
feuilles de pin, remède qui est, paraît-il, excellent
contre ces sortes de maladies et qui lui fut indiqué
par les indigènes; sa guérison fut-elle due à ce trai-
tement ? Tout ce qu'il put dire, c'est qu'il lui procura
un soulagement réel.
Rentré au fort du Miamis, après avoir vu le succès
couronner ses efforts et ses démarches, La Salle
l44 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
envoya des hommes de divers côtés pour rallier les
absents et les amener à Michillimackimack. Lui-
même s'embarqua, le 25 mai, à destination de Fron-
tenac, pour y renouveler ses provisions et ses muni-
tions. Il dut même descendre jusqu'à Montréal, sur
Tordre du gouverneur, que d'ailleurs il n'y trouva
point. Mais il eut avec ses associés plusieurs entre-
vues qui aboutirent à de nouveaux arrangements,
dont il a été parlé au chapitre VI. Au cours de ce
voyage, il rencontra également Michel Accault, qui
lui rendit compte de son expédition.
On se rappelle que La Salle l'avait envoyé avec le\
Picard et le père Hennepin explorer le cours supé-
rieur du Mississipi; Accault avait été préparé à cette
mission par son voyage de 1678, lors duquel il eut
Poccasion de s'initier aux mœurs et au langage de
plusieurs des peuplades qui habitaient sur le Haut
Mississipi. La Salle nous le dépeint prudent, coura-
geux et froid ; il lui confia, outre un canot, 1.000 ou
1.200 livres de marchandises, pour offrir en présent
aux indigènes ou échanger contre des vivres. Ils
partirent, avons-nous dit, le 28 février, munis d'un
calumet; ils descendirent IMllinois et arrivèrent, le 7
mars, au Mississipi. Comme le fleuve charriait des
glaçons, ils durent attendre jusqu'au 12 pour com-
mencer à le remonter. A environ 100 lieues de là, ils
trouvèrent l'embouchure d'un affluent presque aussi
large que l'Illinois, le Wisconsin, qui prend sa
source non loin de la baie des Puants et par lequel
Jolliet et ses compagnons avaient jadis atteint le
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 1^0
grand fleuve. Au-dessus duWisconsin, aucun Euro-
péen n'avait encore navigué sur le Mississipi, au
moinsjusqu àunautre de ses affluents (l),qui débou-
che à près de cent lieues de là et vient des environs
du lac Supérieur; ils furent les premiers explora-
teurs de cette partie du cours du grand fleuve. Ils
poussèrent même beaucoup plus haut, jusqu'au delà
d'une cascade de 30 ou 40 pieds de hauteur qu'ils
nommèrent Saint-Antoine de Padc, nom qu'elle
porte encore aujourd'hui. Ils continuaient à remon-
ter le fleuve, décidés à aller jusqu'à sa source,
quand ils tombèrent au milieu d'un parti de Sioux,
ou Nadouesioux, la plus importante peuplade de la
région. Sans les traiter en prisonniers, les Sioux ne
se comportèrent pas cependant avec eux comme des
alliés; il les entraînèrent, presque de force, à leur
village et se partagèrent leurs marchandises. Tandis
que le Père Hennepin se figurait toujours qu'on
allait le brûler, Michel Accault réclamait énergique-
ment le payement des marchandises et il finit par
obtenir satisfaction. Etant allés à la chasse avec les
Sioux sur le Mississipi, ils rencontrèrent du Lhut
qui, du lac Supérieur, avait pénétré jusque-là par
la rivière Sainte-Croix, accompagné d'une vingtaine
d'hommes. Avec lui et peut-être un peu grâce à lui,
Accault et ses deux compagnons purent enfin rega-
gner les grands lacs, par le Wisconsin et la baie des
Puants. Le Père Hennepin s'empressa de passer en
(1) Appelé par les sauvages rivière du Tombeau, aujourd'hui
rivière Sainte -Croix.
10
l46 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
France pour triompher auprès de ses compatriotes
et usurper un honneur qui devait revenir à La Salle
d'abord, qui avait conçu et organisé l'expédition et
lui avait fourni le nécessaire, ensuite à Michel
Accault, qui en avait été le chef désigné et le chef
réel. Il publia de son voyage une longue relation
qu'il intitula « Description de la Louisiane » et où il
donnait libre carrière à sa tendance naturelle à l'exa-
gération. Pour suppléer à l'insuffisance de ses obser-
vations personnelles, il n'hésita pas à copier les rela-
tions de l'abbé Bernou, rédigées d'après les lettres
de La Salle, et qu'il avait réussi à se faire prêter. 11
se montra plagiaire aussi maladroit qu'impudent :
par exemple, là où le manuscrit portait : « On vit
des deux côtés de la rivière quantité de pirogues r>,
il lut : « On vit des deux côtés de la rivière quantité
de perroquets. » Ailleurs, au mot « tourtres » il
substitua celui de « tortues ».
IX
3« expédition. — La Salle descend le
Mississipi jusqu'à son embouchure.
La Salle rassemble ses liomrnes au fort du Miamis. — Sa tactique.
— Sur le Mississipi. — Le fort Prudhomme. — Chez les Akan-
sas : prise de possession du pays. — Chez les Taensas. — Les
Quiuipissas : difficulté de se procurer des vivres. — A l'embou-
chure du Mississipi : prise de possession de la vallée. — Une
magnifique colonie. — La Salie remonte le Mississipi. — Aux
armes ! — Un festin troublé. — Grave maladie de La Salle.
— Construction du fort Sainl-Louis des Illinois.
Après avoir achevé ses préparatifs et fait son tes-
tament, La Salle donna le signal du départ. Il avait
envoyé à Tonty, dont il avait appris l'arrivée à
Michillimackimack, l'ordre de prendre les devants
avec tous les hommes qu'il aurait sous la main, de
se rendre au fort du Miamis et d'embaucher le plus
grand nombre possible de sauvages alliés. Instruit
par l'expérience et par le malheur, il avait pris la
résolution de se passer de grande barque, de ne
plus se fier qu'à lui et d'avoir autant que possible
tout son monde sous la main : ce fut le fort du
Miamis qu'il choisit comme Heu de rassemblement ;
lui-même y arriva le 19 décembre 1681, après avoir
suivi le même itinéraire que l'année précédente^ par
les lacs Ontario, Simcoe, Huron et Michigan. Vingt-
deux Français s'y trouvèrent alors réunis, parmi
l48 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
lesquels Tonty, d'Autray, Jacques de la Métairie,
Jean Michel, chirurgien, Nicolas de La Salle^ qui
n'avait de commun que le nom avec le chef de
l'expédition, le père Zénobe Membre, le sieur de
Boisrondet, etc., toute une élite, que devaient escor-
ter trente sauvages, dont dix femmes et trois
enfants.
Ce n'était pas sans de sérieux motifs que La Salle
avait tenu à se faire accompagner par des sauvages
alliés, qui devaient renforcer sa petite troupe : sans
doute, son intention n'était pas d'entrer en lutte
avec les peuplades indigènes qu'il rencontrerait s'ur
son chemin, sa tactique restait toujours la même :
prendre toutes les précautions possibles, surtout la
nuit, contre les surprises ; en cas de rencontre avec
une troupe de sauvages, les attendre de pied
ferme dans un endroit facile â défendre ; ne jamais
les attaquer le premier ; les laisser tirer leurs pre-
mières flèches sans riposter, mais aussi sans mani-
fester le moindre trouble, pour leur faire voir que,
s'il désirait la paix, il ne redoutait point le combat.
Presque toujours, les sauvages, intimidés par cette
assurance, se mettaient à faire des démonstrations
pacifiques. Mais il pouvait arriver que les sauvages
persistassent dans leurs dispositions belliqueuses ;
il fallait alors se défendre et mettre en fuite les
agresseurs ; les sauvages alliés pouvaient être dans
ce cas, des auxiliaires précieux. De plus, ils étaient
excellents chasseurs et, comme on emportait peu de
vivres, ils devaient approvisionner la troupe de
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l49
gibier. Enfin quelques-uns prétendaient connaître les
idiomes des tribus du sud. Pour entrer en relations
avec les peuples indigènes, voici, d'ailleurs, com-
ment La Salle s'}^ prenait généralement : il deman-
dait à ses alliés, d'une part, de lui fournir des guides
de leur nation, d'autre part, de lui vendre leurs pri-
sonniers de guerre : les guides l'introduisaient chez
les nations amies de la leur ; les prisonniers de
guerre, chjz les nations ennemies. C'est ainsi que
La Salle a pu explorer l'immense vallée du Missis-
sipi, et même le conquérir, presque sans verser de
sang.
Comme le fleuve des Miamis était gelé, La Salle
résolut de gagner directement l'Illinois, par le sud
du lac Michigan et par la Checagou. Cette rivière
était gelée également : on transforma alors les
canots en traîneaux, on descendit l'Illinois, sur la
glace, jusqu'au fort de Crévecœur, où l'on trouva la
rivière dégelée ; les traîneaux redevinrent canots, et
l'on arriva au Mississipi le 6 février 1682. On
séjourna sept ou huit jours au confluent pour atten-
dre les sauvages qui avaient dû faire le trajet à pied,
ayant laissé leurs canots au fond du lac Michigan,
et pour leur donner le temps d'en faire d'autres,
avec de l'écorce d'orme. Les Français employèrent
leurs loisirs à pêcher. Dès que les canots des sau-
vages furent prêts, les voyageurs commencèrent à
descendre le grand fleuve; bientôt ils rencontrè-
rent, sur leur droite, l'embouchure du Missouri, ou
rivière Emissourita, qui se précipite avec la rapidité
l5o HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
d'un torrent dans le lit du Mississipi : ils n'eurent
plus qu'à laisser leurs canots suivre le courant
majestueux, qui tantôt déroule le ruban jaunâtre de
ses eaux troubles à travers de vastes plaines basses,
tantôt se resserre et s'encaisse entre des montagnes
escarpées. Ils vivaient de pêche et surtout de
chasse, tuant, à chaque instant, des poules d'Inde,
des outardes, des cygnes, des chevreuils, voire des
bisons. Bientôt, ils arrivèrent à une longue île ou
plutôt à une chaîne d îlots, qui se succèdent sur une
longueur de plus de 60 lieues ; ils passèrent à droite
de ces îlots, qui leur cachèrent l'embouchure de
l'Ohio, de l'autre côté ; il ne leur échappa point
toutefois qu'une grande rivière débouchait dans le
Mississipi par la rive opposée et ils supposèrent,
avec raison, que cet affluent n'était autre que l'Ohio,
ou Chucagoa. Quoique grossi par ce magnifique
cours d'eau, le lit du Mississipi ne s'élargit pas plus
qu'il ne s'est élargi après avoir reçu le Missouri, qu'il
ne s'élargira après avoir reçu les eaux de plusieurs
autres tributaires importants, comme l'Akansas et
la Rivière Rouge ; mais il devient beaucoup plus
profond, ce qui n'empêche pas le fleuve de déborder,
surtout dans la saison des pluies. C'était alors le
cas ; les canots voguaient rapidement, sans le
secours des rames, entre des rives submergées,
dont les lignes sinueuses étaient dessinées par deux
lisières parallèles de cannes, au-delà desquelles se
trouvaient deux rangées d'arbres variés, tels que
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l5l
mûriers, lauriers, etc. Mais bientôt les vivres vin-
rent à manquer, et il fallut s'arrêter pour chasser.
On débarqua au pied d'une hauteur et les chas-
seurs S3 mirant en campagne. L'un d'eux, nommé
Prudhomme, armurier de son état, s'étant un peu
trop écarté, malgré les recommandations de La
Salle, s'égara. L'explorateur ne voulut point conti-
nuer sa route avant de Tavoir retrouvé, mort ou
vivant, et envoya de divers côtés des hommes à sa
recherche. En attendant leur retour, il fit construire
un fort pour se mettre à l'abri de surprises, toujours
possibles et d'autant plus à craindre alors qu'on
avait relevé, dans les environs^ des pistes fraîches
de sauvages ; La Salle donna à ce fort le nom de
l'imprudent chasseur. Il y avait déjà une dizaine de
jours qu'on le cherchait et tout le monde commen-
çait à désespérer, quand enfin il fut aperçu, descen-
dant le Mississipi sur un tronc d'arbre : il avait pu
regagner le fleuve et, croyant ses compagnons en
avant, il cherchait à les rejoindre ; il n'avait pres-
que riçn mangé depuis le jour où il avait disparu,
et mourait de faim.
Cinquante lieues plus bas^ on trouva, sur la
droite, un grand village, oi!i Ton fut très bien reçu :
c'était la principale bourgade des Akansas, puis-
sante peuplade aux mœurs douces et hospitalières,
cruelle seulement pour ses ennemis. Lés hommes,
entièrement nus, étaient fort bien faits ; ils habi-
taient de vastes cabanes, habilement et solidement
construites, avec des toits en forme de dômes ; ce
l52 IIÎSTOTRE DE CAVELIER DE LA SALLE
qui les caractérisait surtout, c'était le singulier
usage qu"'ils avaient de frotter la poitrine de ceux à
qui ils voulaient donner des marques d'amitié
et de se la frotter ensuite ; de plus, en signe de res-
pect, ils poussaient de petits cris, semblables au
gloussement d'une poule qui appelle ses poussins,
ou encore au bruit que fait, avec la langue, celui qui
veut exciter un cheval. Le premier jour, après avoir
fait fumer La Salle et tous ses compagnons, ils leur
offrirent un festin ; le lendemain, ils leur dansèrent
la danse dite du calumet et des présents furent
échangés. La Salle invita le chef, qui y consentit de
bonne grâce, à se mettre sous la protection du rôi
de France et, au nom de Sa Majesté très chrétienne,
il prit solennellement possession, en présence de ses
hommes sous les armes et des sauvages assemblés,
t du pays de la Louisiane et de toutes les terres,
provinces, pays, peuples, nations, etc. », situés sur
le cours de l'Ohio et sur celui du Mississipi. Il fit
arborer les armes de Louis XIV, après quoi l'on
chanta un Te Deum^ et l'on tira trois salves. On était
alors au 12 mars : o L'air avait une odeur suave, dit
t Nicolas de La Salle dans sa relation, et les pé-
t chers étaient en fleurs. » Les Français passèrent
trois jours très agréablement dans ce Heu de déli-
ces, au milieu de ces sauvages relativement policés
et empressés à leur faire plaisir, qui leur fournirent
encore deux guides, au moment de leur départ.
Mais quatre des sauvages de La Salle restèrent avec
eux, parce que, disaient-ils, leur nation avait pour
HÎSTOIRE DE CAVELIF.R DE LA SALLE l53
ennemies celles qui habitaient plus bas et qu'ils
craignaient de tomber en leur pouvoir.
Continuant à descendre le Mississipi, les explora-
teurs rencontrèrent l'embouchure de la rivière des
Akansas, ou Arkansas. Un peu au-dessous, habi-
taient les Taensas, alliés des Akansas, qui leur
firent très bon accueil et les invitèrent à se rendre à
leur village, situé à quelque distance du fleuve. De
l'autre côté, sur la rive gauche, habitaient des peu-
ples ennemis des Akansas et des Taensas, et La
Salle ne voulut pas abandonner les canots : il
envoya à sa place Tonty, avec plusieurs hommes.
Ils remarquèrent que le chef et les notables avaient
des perles aux oreilles, que les arbres fruitiers
abondaient, dans le pavs, que les femmes savaient
faire d'excellentes tartes aux fruits, enfin qu'il y
avait, en face de larésidence du chef, un temple, con-
sacré à la divinité locale, sur le faîte duquel étaient
perchés trois aigles en effigie, regardant le soleil
levant.
Plus bas, les Natchez et les Coroas^ établis
sur la rive gauche, se montrèrent également
bien disposés pour les Français. Mais il n'en
fut pas de même des sauvages qui habitaient au-
dessous du confluent de la rivière Rouge, ap-
pelés Quinipissas : quelques-uns d'entre eux qui
péchaient sur le fleuve, s'enfuirent à la vue des
canots, abandonnant leur pèche et un panier, qui
contenait un pied d'homme et une main d'enfant
» boucanés » ; des parlementaires, qui leur furent
l54 HISTOIRE DE CAVELTER DE LA SALLE
envoyés avec le calumet, furent reçus à coups de
flèches; il ne fallait donc pas songer à se procurer
des vivres chez eux. Et pourtant on en avait bien
besoin : depuis quelques jours, on en était réduit à se
nourrir de chair de crocodile, mets qui demande à
être assaisonné par un sérieux appétit et dont on se
fatigue, d'ailleurs, très vite. La Salle tourna alors ses
regards vers la rive opposée, espérant qu elle serait
plus hospitalière : il aperçut un village au-dessus
duquel planaient des nuées de vautours et de cor-
beaux : c'était d'un fâcheux augure; il n'hésita pas
cependant à s'y rendre : hélas ! du village incendié il
ne restait que cinq cabanes; elles étaient pleines de
cadavres, qui nageaient dans des mares de sang;
alentour, le sol était jonché de carcasses humaines :
on eût dit que les Iroquois étaient venus opérer jus-
que-là!
Il fallut continuer à manger du crocodile et du
caïman : ces amphibies devenaient de plus en plus
nombreux au fur et à mesure qu'on approchait du
golfe du Mexique ; malgré cela, il n'était pas toujours
facile d'en tuer. Enfin, le G avril, on découvrit la
mer : Témotion des voyageurs, à cette vue, ne sau-
rait être mieux comparée qu'à celle qui s'empara
des marins de Chri3toph3 Colomb, quand ratentirent
sur les naviras les cris de : terre ! terre !! Le lende-
main, La Salle explora le, bras de droite, tandis que
Tonty descendait celui du milieu et d'Autray celui
de gauche. Le 9, il ordonna de planter un arbre,
préalablement équarri, sur lequel on peignit les
I
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l55
armes du roi, avec cette inscription : « Louis le
Grand, roy de France, règne le9« avril 1682. » A côté,
on planta également une croix, au pied de laquelle
on enterra profondément une plaque de cuivre, por-
tant une inscription identique. Puis, avec le môme
cérémonial que Chez les Akansas, La Salle prit pos-
session de toute la vallée du Mississipi : « De par très
haui, très puissant^ très invincible et victorieux prince
« Louis le Grand... ce jourd^huy, 9 avril i682, Je^ en
« vertu de la Commission de Sa Majesté^ que je tiens en
« Wiam, prêt à la faire voir à qui il pourrait appartenir.,
« ay pris et prmids possession^ au nom de Sa Majesté et des
successeurs de sa couronne de ce pays de la Louisiane,
a depuis Vemboucheure du grand fleuve Saint-Louis du
« côté de VEst, appelé autrement Ohio., Olighinsipou, ou
« Chukagoa., et ce, du consentement des Chouanons., Chi-
a cachas et autres peuples y demeurant avec qui nous avons
« fait alliance, comme aussy le long du fleuve Colbert,ou Mis-
sissipi^ et rivières qui s'y deschargent, depuis sa nais-
sance au delà du pays des Sioux ou des Nadouesioux,
« et ce, de leur consentement, et des Ototantas, Illinois ^
« Matsigameas., Akansas^ Natchez^ Coroas, qui sont les
« plus considérables nations qui y demeurent., avec qui
€ nous avons fait alliance, par nous ou gens de notre part,
« jusqu'^à son embouchure dans la mer ou Golfe du Mexi-
i que.) environ les 27 degrés d''élévation du pôle septen-
t Irionaly.. sur r assurance que nous avons eue de toutes
« ces nations que nous sommes les premiers Européens qui
1 aient descendu ou remonté le fleuve Colbert... » On
chanta ensuite le Vexilla régis et le Te Deum^ et trois
l56 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
salves terminèrent la cérémonie ; le procès-verbal,
rédigé par La Métairie qui faisait les fonctions de
notaire, fut signé de tous les Français.
La Salle vécut là des heures délicieuses, qui lui
firent oublier ses fatigues, ses malheurs et les trahi-
sons dont il avait été victime : le premier, il avait
découvert le grand fleuve ; le premier, il l'avait des-
cendu jusqu'à la mer ; sans doute, cette mer n'était
pas celle qu'il avait autrefois rêvée, la merde Chine,
et il le savait depuis longtemps ; mais il avait trouvé
entre les riches plaines du centre et l'Océan Atlan-
tique, parle golfe du Mexique, une voie de commu-
nication plus sûre et plus facile que celle des grands
lacs et du Saint-Laurent, et d'ailleurs ininterrompue.
Il était sûr maintenant qu'un petit navire pouvait
remonter le Mississipi jusqu'à l'Illinois, et même cet
affluent sur une partie de son cours. Et non seule-
ment il avait découvert une des plus belles et des
plus fertiles vallées du monde, mais on peut dire
qu'il l'avait conquise à la France, et cela, sans l'ap-
pui du roi, presque malgré lui. Il en avait pris pos-
session au nom de sa patrie, et d'après le droit inter-
national, cette prise de possession, légitimée par la
découverte, en faisait une colonie française, colonie
autrement vaste et riche que le froid et stérile Cana-
da. La chasse et la pêche y offraient des ressources
qui paraissaient inépuisables ; les pioissons de toute
sorte pullulaient dans les cours d'eau et les lacs,
fréquentés en outre par une prodigieuse quantité de
castors; dans les plaines, erraient d'innombrables
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 107
troupeaux de bisons, des cerfs, des chevreuils, etc. ;
les outardes, les poules d'Inde et les cygnes y étaient
si nombreux que le chasseur en faisait lever à cha-
que pas. De vastes forêts, où se trouvaient réunies
les essences les plus précieuses, n'attendaient que la
hache du bùchei'on et la scie du charpentier pour se
transformer en maisons et en navires. La terre pro-
duisait d'elle-même la canne à sucre, le maïs, les
fèves, les pois, le tabac, le chanvre, etc., et on avait
des preuves qu'elle renfermait dans son sein de^
riches mines de charbon^ de cuivre, de fer, de plomb,
d'argent, d'ardoises, etc. On n'avait qu'à élever la
main pour cueillir les fruits les plus variés, aussi
savoureux que beaux, lels que pêches, prunes, rai-
sin, pommes, mûres et d'autres inconnus jusqu'a-
lors ; que ne devait-on pas attendre d'un sol si fer-
tile, quand il serait cultivé ! Ajoutez à cela un climat
plus doux et plus agréable que celui du Canada et
une température facilement supportable, même dans
ses écarts extrêmes et dans ses plus brusques varia-
tions! Voilà la colonie que La Salle donnait à la
France et qu'il avait déjà baptisée, en l'honneur de
Louis XIV, du nom de Louisiane, nom qui est resté
à l'un des Etats de l'Union, faible partie de l'ancienne
colonie, qui s'étendait, dit l'historien américain Park-
man, « depuis les glaces du nord jusqu'aux rives
« tropicales du golfe du Mexique, des cimes boisées
et de l'Alleghany aux sommets stériles des monts
« Rocheux. »
La Salle, par son habileté bien plus que par la
l58 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
force, avait déjà fait accepter la suprématie de la
France aux principaux peuples sauvages de cette
immense contrée : Illinois, Chaouanons, Miamis^
Akansas, Taensas, etc. Pour compléter son œuvre,
il résolut de s'établir solidement au cœur même de
la nouvelle colonie, dans cette admirable vallée de
riUinois, où notre siècle a vu, pour ainsi dire, sortir
de terre, comme sous la baguette magique d'une
fée, des villes qui rivalisent avec les plus populeuses
et les plus commerçantes du globe ; donc, le 10 avril,
avec tous ses hommes, il se mit à remonter le
fleuve.
La disette se faisait sentir plus cruellement que
jamais, malgré les crocodiles et quelques patates
découvertes par hasard. Arrivé près du village des
Quinipissas, La Salle, quoiqu'il n'eût pas oublié
l'accueil peu encourageant qu'il avait naguère reçu de
cette peuplade, se décida cependant à faire auprès
d'eux une nouvelle tentative, en prenant toutes les
précautions possibles contre les surprises. Cette
fois, les Quinipissas parurent être mieux disposés et
apportèrent même un peu de maïs, promettant d'en
apporter davantage le lendemain. La Salle bivoua-
qua avec les siens sur la rive, après avoir eu soin
de placer des sentinelles. La nuit était déjà avancée,
quand un des hommes en faction entendit du bruit
dans la lisière de cannes qui bordait le fleuve, et
donna l'éveil : « Aux armes, enfants ! » cria La Salle,
qui s'était réveillé le premier. En un clin d'œil, tout
le monde fut sur pied, le fusil à la main. 11 était
HISTCMRE Dfi CAVEXIER DE LA SALLE iSq
temps : les perfides sauvages les avaient déjà cernés
par terre et pour leur couper la retraite par le fleuve,
ils essayaient de mettre des canots à l'eau à travers
les cannes, ce qui avait causé le bruit entendu. Les
Français se défendirent vaillamment et firent recu-
ler leurs adversaires. Au point du jour, les Quini-
pissas, voyant plusieurs des leurs étendus par terre,
tués ou blessés, s'enfuirent dans la direction de leur
village. Du côté des Français, aucun homme n'avait
été tué ni même dangereusement blessé. A la suite de
ce guet-apens, La Salle tint conseil : il voulait aller
châtier les traîtres jusque dans leur repaire ; mais
sur l'observation qui lui fut faite que les munitions
commençaient à s'épuiser, il se décida à se rem-
barquer.
Chez les Coroas, nouvelle alerte : La Salle s'était
rendu à leur village pour acheter du maïs : il fut bien
accueilU par le chef, qui l'invita à assister, avec tous
ses hommes, à un grand festin ; ce festin fut servi
sur la place principale du village. Tout en mangeant,
La Salle remarqua que le cercle des curieux aug-
mentait autour des convives, dans des proportions
inquiétantes, et son œil exercé ne tarda pas à recon-
naître des groupes de Quinipissas, qui s'étaient
mêlés aux, Coroas et paraissaient animés des plus
mauvaises intentions : il devina vite la vérité : les
Quinipissas, alliés des Coroas, avaient envoyé des
émissaires chez ces derniers pour leur raconter, en
dénaturant les faits, ce qui s'était passé entre eux et
les Français et les exciter contre ces derniers : La
l6o HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
Salle avaitpour principe qu'il ne fallait jamais paraître
avoir peur des sauvages : en réponse aux interro-
gations muettes de ses hommes, il ordonna de con-
tinuer le repas, en se tenant sur ses gardes : les
fusils furent placés à portée de la main : cette ma-
nœuvre donna à réfléchir aux sauvages, qui laissè-
rent les Français tranquilles.
On continua à remonter le Mississipi, sans aper-
cevoir les Natchez ; mais on revit les Taensas et les
Akansas, toujours bien disposés. Bientôt, La Salle
prit les devants avec quelques hommes : il se pro-
posait de se rendre au plus vite à Michillimacki-
mack, pour en rapporter tout ce qui était nécessaire
à l'exécution de ses projets dans la vallée de Tllli-
nois. Mais il n'était pas encore arrivé au fort Prud-
homme qu'il fut atteint subitement d'une maladie
très grave : il se fit porter au fort où il s'alita. Quand
Tonty arriva avec le reste de la troupe, il était au
plus mal et son état laissait peu d'espoir. Il avait
cependant conservé toute sa présence d'esprit; il
donna ses instructions à Tonty, et le chargea de con-
tinuer le voyage que la maladie l'avait forcé d'inter-
rompre. Le fidèle lieutenant partit, la mort dans
l'âme, croyant bien ne jamais revoir celui qui était
pour lui un ami plutôt qu'un chef. Heureusement, il
se trompait : cette fois encore, la robuste constitu-
tion de La Salle triompha de la maladie : il n'atten-
dit même pas d'être entièrement rétabli pour se rem-
barquer, et, un peu avant la mi-juillet, il atteignit le
fort de Crèvecœur, dont il ne restait que des ruines.
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l6l
Il y laissa huit hommes, avec ordre de l'attendre
jusqu'à son retour ; de là, il se rendit au fort des
Miamis et, du fort des Miamis, à Michillimackimack,
où Tavait devancé Tonty, qui fut bien surpris de le
voir ; il releva ce dernier de sa mission et le renvoya
à Crèvecœur ; après avoir lui-même terminé ses
affaires, il repartit à son tour pour la vallée de TlUi-
nois.
Il avait d'abord eu l'intention de faire reconstruire
le fort de Crèvecœur ; mais, au cours de ses der-
niers voyages, il avait remarqué, beaucoup plus
haut, à peu de distance du grand village des Illinois
et sur la rive opposée, un rocher de 600 pieds de
tour (1), très escarpé et>surplombant la rivière, de
telle sorte que, de la plate-forme, on pouvait y pui-
ser de l'eau ; cet emplacement lui parut d'une défense
plus facile que celui du fort de Crèvecœur ; il n'était
accessible que d'un seul côté : La Salle y fit aména-
ger une palissade de solides pieux de huit à dix
pouces de diamètre et de vingt-deux pieds de hau-
teur ; cette palissade fut flanquée de trois redoutes,
faites de grosses poutres ; quatre autres redoutes et
une palissade, haute de quinze pieds seulement,
défendaient le reste de l'enceinte. La Salle consacra
l'hiver de 1682-1683 à ces travaux et à la construc-
tion des bâtiments du fort, auquel il donna le nom
(l) Le Slarved Rock, ou Rocher de la Faim, ainsi appelé, parce
qu'à la fin du xviiie siècle, une tribu indienne, qui y elait assié-
gée, préféra se laisser mourir de faim plutôt que de se rendre.
Ce rocher se trouve entre les villes de Butfalo et de La Salle.
11
l62 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
de Saint-Louis. Sur la rive opposée, s'étendait, à
perte de vue, une vaste plaine, très fertile ; il la fit
cultiver et y fit semer du blé. Les Illinois, rassurés,
revinrent habiter leur ancien village ; plusieurs sau-
vages des nations alliées vinrent également se mettre
à l'abri du fort, autour duquel se forma rapidement
une agglomération de plus de vingt mille âmes. La
Salle ne négligea rien pour assurer la prospérité de
sa colonie, qu'il voulait riche autant que forte ; en
même temps qu'il resserrait les liens qui unissaient
déjà les peuples confédérés, il s'occupait de leur
créer des débouchés ; il avait déjà découvert les deux
grandes voies fluviales et lacustres qui font commu-
niquer, en passant par le centre de l'Amérique,
rOcéan Atlantique avec le golfe du Mexique, l'une
par l'Ohio, l'autre par les grands lacs et le Missis-
sipi : pour cette dernière, il avait même trouvé le
chemin de traverse du lac Tarento, entre les lacs
Ontario et Huron. Malgré cela, elle lui paraissait
encore trop longue, et de plus, elle était difficile : il se
flattait d'établir une nouvelle voie de communication,
beaucoup plus courte, entre la vallée de l' Illinois et
le lac Erié par deux cours d'eau, qu'il avait naguère
découverts, dont Fun était un tributaire du lac, et le
second un affluent de l'Illinois, l'Aramoni ; on pas-
sait de l'un dans l'autre par un troisième cours
d'eau, le Wabash.
X
La Salle, persécuté, repasse en France.
Injustes accusations de l'intendant Duchesneau contre La Salle.
— Politique de Duchesneau. — Politique de La Salle,* — Le
nouveau gouverneur, La Barre. — Sa faiblesse à l'égard des
Iroquois. — Comment il favorise le commerce : confiscation du
fort de Frontenac. — La Barre renchérit encore sur les accusa-
tions de Duchesneau : odieux procédés. — La justice immanente
et la justice royale.
Pendant que La Salle saci'ifiait ses intérêts et
exposait sa vie pour doter la France de la plus belle
des colonies, ses ennemis faisaient des efforts déses-
pérés pour le perdre dans Tesprit du roi; ils furent
admirablement secondés par Duchesneau, intendant
du Canada depuis 1G75, qui ne craignit pas de porter
contre le découvreur des accusations aussi graves
que peu fondées. Elles peuvent se ramener à deux
principales :
D'abord, le sieur de La Salle, disait-il, envoie
« traiter » et i traite » lui-même chez les nations
outaouaises, au mépris de ses engagements et de la
défense qui lui en a été faite, et « donne des congés
« à plusieurs particuliers d'aller traiter avec les sau-
« vages ». On a vu, en effet, que lors de sa première
expédition, La Salle fit un détour par la baie des
Puants pour y prendre des pelleteries apportées par
des hommes qu'il avait envoyés chez les Illinois; or<
l64 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
cette baie était fréquentée par les Outaouais, établis
aux environs ; on en conclut que c'était chez eux que
ces pelleteries avaient été achetées. Nous avons
déjà répondu à cette allégation ; nous avons égale-
ment montré La Salle, à Michillimakimack, refusant
le castor que les indigènes offraient de lui vendre à vil
prix. Plus tard, quand quelques-uns de ses hommes
allèrent, sur son ordre, chercher Tonty chez les
Pouteatamis, le chef leur fit un présent de castor,
qu'ils ne pouvaient refuser sans lui faire injure; lors-
que La Salle l'apprit, il en fut contrarié : « on no
manquera pas, s'écria- t-il, de dire qu'ils ont traité
« chez les Pouteatamis! » Comment, après cela,
l'accuser d'avoir, de sa propre autorité, permis à des
particuliers de « faire la traite » dans des pays où il
s'interdisait de la faire à lui-même ? Ce qui est vrai,
c'est que, en 1680, il donna à des créanciers, qu'il
était momentanément dans l'impossibiHté de rem-
bourser, l'autorisation de « traiter », en son absence,
au fort de Frontenac et dans ses dépendances :
c'était son droit. On se rappelle aussi que, en 1681,
il autorisa ses associés à le suivre dans son voyage
et à faire le commerce pour leur compte, mais uni-
quement dans les contrées où il pouvait le faire lui-
même : c'était encore son droit. Seulement * comme
« ces particuliers, dit-il, n'étaient pas prêts à partir
• avec moi, afin qu'on n'empêchât pas leur voyage,
t et pour leur sûreté, je leur donnai par écrit mon
« consentement... Et, pour marquer que j'entendais
« leur céder les cuirs, dont Sa Majesté m'a accordé
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l65
« le commerce par privilège, c'est que j'ai nommé
« ces nations qui en ont l'usage et n'ont nul com-
a merce avec Montréal, défendant à tous d'en faire
« aucun avec les Outaouais et autres qui descendent
« en bas pour y traiter leurs pelleteries ». Et il ajoute
qu'il a été le seul dans le pays à s'abstenir d'envoyer
des coureurs dans les bois et à respecter des ordres
que tout le monde violait ouvertement.
L'autre chef d'accusation était plus grave encore :
« La mauvaise conduite du sieur de La Salle, écri-
« vait Duchesneau, dans un rapport au ministre du
. 13 novembre 1681, a beaucoup contribué à faire
« prendre aux Iroquois ce dessein (de faire la guerre
« aux Illinois), parce que, après avoir obtenu la per-
ce mission de faire la découverte de l'embouchure de
« la grande rivière du Mississipi et, comme il disait,
« la concession des IlUnois, il n'a plus gardé de
mesure avec eux : il les a maltraités et a dit qu'il
« porterait des armes et de la poudre aux Illinois et
t mourrait en combattant. » Rien de moins exact :
nous avons vu, au contraire, que La Salle fit tout son
possible pour prévenh* une guerre qui ne pouvait
que nuire et qui nuisit, en effet, à ses projets ; qu'il
recommanda à Tonty, si les Iroquois venaient atta-
quer les Illinois en son absence, d'observer une neu-
tralité absolue; que, si Tonty faillit la violer, ce fut à
la suite des agissements d'adversaires sans scru-
pules, pour qui la fin justifiait les moyens, et dont
la tactique était aussi simple que scélérate : présen-
ter La Salle aux Iroquois comme un ami des Illinois
l66 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
et aux Illinois, comme un ami des Iroquois. Et de
quel droit reprochait-on à l'explorateur d'avoir
vendu des fusils et de la poudre aux Illinois ? Est-ce
que les Français du Canada n'en avaient pas vendu,
n'en vendaient pas tous les jours aux Iroquois ?
Pourquoi à ceux-ci et pas à ceux-là? D'ailleurs, si
La Salle vendait des armes à feu aux Illinois,
c'était afin qu'ils s'en servissent pour la chasse et
non pour la guerre ; cela est si vrai que, au combat
dont nous avons parlé plus haut, tandis que beau-
coup d'Iroquois étaient armés de fusils, leurs adver-
saires n'avaient que des arcs et des javelots, les jeu-
nes gens partis chasser au loin ayant emporté toutes
les armes à feu.
Duchesneau ne veut pas, lui, qu'on maltraite les Iro-
quois, c'est-à-dire qu'on se montre énergique avec
eux ; il veut, au contraire « qu'on les caresse, qu'on
« leur fasse des présents, qu'on leur ôte la pensée que
« nous voulons fournir des armes et de la poudre aux
a Illinois, qu'on les assure que nous ne souhaitons
« autre chose que d'entretenir en paix toutes ces
« nations, dont nous sommes les frères et de châtier
« ceux qui l'enfreindront, à quoi serviront extrême-
« ment les Pères Jésuites » Voilà la politique que
préconise Duchesneau ! mais pourquoi ne com-
mence-t-il pas par châtier les Iroquois, pour avoir
fait, sans provocation, une guerre d'extermination à
leurs voisins, guerre marquée par toutes sortes
d'atrocités et de perfidies? Il veut qu'on s'abstienne
de vendre des armes à feu aux Illinois, dans la
HISTOIRE DE CxVVELIER T)K LA SALLE lO;;
crainte de déplaire aux Iroquois, qui, eux, pourront
en acheter autant qu'ils voudront : mais n'est-ce pas
livrer les Illinois, ainsi que toutes les autres nations
sauvages, à la férocité de leurs terribles ennemis,
sûrs désormais de pouvoir en « manger • au moins
une par an, sans courir de risques sérieux ? Cette
politique est absurde autant qu'odieuse ; mais elle
sert admirablement les desseins des Jésuites en
laissant une grande latitude à leur activité et à leur
ambition. Déçus dans leurs rêves de domination au
Canada, ils n'ont pas perdu tout espoir de les réali-
ser en dehors de la colonie et, pour cela, ils cher-
chent à s'appuyer sur les Iroquois, la plus puissante
et la plus belliqueuse des nations sauvages; aussi,
ils essayent de les conv&rtir par tous les moyens en
leur pouvoir, môme au prix de concessions peu
orthodoxes, dans l'espérance qu'ils les aideront
ensuite à convertir, de force ou de gré, les autres
peuplades indigènes. Duchesneau prend parti pour
eux contre Frontenac, qu'il fait rappeler, en glissant
dans ses rapports des insinuations malveillantes et
perfides. A leur grande joie, il épouse les rancunes
et les préventions des coteries mercantiles du Canada
contre un autre de leurs ennemis^ le plus redoutable
et le plus détesté, La Salle. Ce dernier, en effet, a
presque autant de torts aux yeux de certains trafi-
quants qu'aux yeux des Jésuites : d'abord, il a un pri-
vilège ; ensuite, il découvre des pays inconnus et,
comme c'est son droit, il permet à des habitants de
Québec et de Montréal qui l'ont aidé de leurs deniers,
l68 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
à des compagnons de fatigues et de périls dont il
veut récompenser les services, de s'}^ établir et d'y
faire le commerce avec les indigènes, ce qui crée
une concurrence aux négociants du Canada; enfin,
en découvrant l'embouchure du Mississipi, il a trouvé
un nouveau débouché pour les produits du centre de
l'Amérique, qui pourront ne plus passer par le
Canada. Pour résumer, Duchesneau est l'homme
des gros négociants, comme il est l'homme des
Jésuites.
Que ceux-ci caressent les Iroquois, cela est dans
leur rôle de missionnaires ; ils doivent procéder par
la douceur et la persuasion, d'autant plus qu'ils n'ont
pas la force à leur disposition ; mais on se demande
comment Duchesneau, qui était depuis 1675 au
Canada, pouvait encore se faire de pareilles illusions
à leur sujet. Les Iroquois n'avaient jamais pardonné
aux Français l'hécatombe qu'avait faite Champlain
de leurs pères ; n'ayant pu détruire la colonie elle-
même, ils s'étaient attaqués à ses alliés, comme les
Algonquins, les Hurons, etc., qu'ils avaient succes-
sivement anéantis. Les expéditions de 1667 et de
1668, qui aboutirent à la destruction de quelques-uns
de leurs villages, n'avaient fait qu'accroître leur res-
sentiment; aussi ils ne faisaient presque point de
commerce avec les Français ; ils préféraient porter
leur castor aux Anglais, qui, d'ailleurs, n'ayant pas
de droit de quart à payer, pouvaient le leur acheter
plus cher que nous ; ils avaient vu avec dépit les
pelleteries des Outaouais et des Illinois prendre le
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 169
chemin du Canada, au lieu de passer par leurs
mains, comme auparavant, et c'est sans doute la
principale cause de la guerre d'extermination qu'ils
avaient faite récemment à nos alliés Illinois. Leurs
véritables sentiments n'avaient pas échappé à La
Salle, qui connaissait à fond le caractère des sau-
vages en général et des Iroquois en particulier;
quels que soient ceux à qui Ton a affaire, disait-il,
il ne faut jamais laisser paraître qu'on a peur d'eux,
fût-on seul contre mille. A l'égard des Iroquois, sa
politique consistait à leur opposer des forces mdi-
gènes, égales ou supérieures, si cela était possible;
en tout cas, à leur en imposer par une attitude ferme,
voire un peu hautaine, qui n'excluait pas certaines
marques de bienveillance, mais seulement toutes les
concessions incompatibles avec l'honneur et l'mté-
rêt de la France; par cette attitude qu'il observa tou-
jours à leur égard, il s'attira de leur part beaucoup
plus de considération et de respect que Duchesneau
par ses caresses. Quant au commerce de la colonie,
que quelques trafiquants à vues étroites et égoïstes
accusaient le découvreur de ruiner, sa prospérité était,
au contraire, intimement liée à la politique d'expan-
sion. Si La Salle, en effet, n'avait pas découvert et
occupé les vallées de l'Ohio, de l'Illinois et du Missis-
sipi, peut-on croire que les Anglais, déjà maîtres de
la Nouvelle York et de la Virginie, ne s'y fussent pas
établis? Après quoi, il leur eût été facile d'attirer
chez eux les Outaouais, d'intercepter même les com-
munications avec le Canada, en un mot, d'accaparer
Nv
I^O HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
à peu prés tout le commerce de l'Amérique du nord
et de ruiner notre colonie. On ne peut que regretter
que La Salle n'ait pas été mieux compris, ni mieux
soutenu par Louis XIV. Mais, dira-t-on, à quoi
aurait servi à la France de faire des sacrifices pour
la colonisation de ces vastes contrées, puisque les
Anglais eux-mêmes, qui en devinrent les maîtres,
par notre faute, n'ont pu les conserver?... D'accord,
ils n'ont pu les conserver : mais c'est là qu'ils se sont
enrichis, et, bien que leur domination ait été d'assez
courte durée, ils ont eu le temps d'y implanter leur
langue, leurs mœurs et leur religion; aujourd'hui
que les alliances tiennent tant de place dans la poli-
tique internationale, qu'on dise si les préférences du
peuple américain ne vont pas à la nation colonisa-
trice plutôt qu'à la nation libératrice, bien que
celle-ci ait pourtant d'autres titres à sa reconnais-
sance ! D'ailleurs blâmer la politique d'expansion, si
brillamment représentée par La Salle, ne serait-ce
pas faire le procès de la politique actuelle des
grandes nations européennes, qui se disputent avec
âpreté des continents entiers ?
Malheureusement, La Salle, qui était déjà en butte
à la haine des coteries mercantiles et religieuses du
Canada, soutenues par l'intendant Duchesneau,
allait encore avoir contre lui le nouveau gouverneur.
Le comte de Frontenac venait de tomber sous les
efforts de ses adversaires coalisés, et il avait été rem-
placé par le général comte de La Barre, qui parta-
geait les idées de Duchesneau et fut, comme lui.
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE I7I
l'homme des spéculateurs et des Jésuites. Il expo-
sait ainsi ses idées et ses projets dans une lettre à
Colbert du 12 novembre 1G82 : « Je n'ai point l'es-
« prit de découverte, mais celui de faire valoir la
« nôtre et d'empêcher que les Anglais ne ruinent
« notre commerce, mais sans bruit, et de soumettre
« les Iroquois. »
Il commença par soumettre les Iroquois, nous
allons voir comment. Au commencement de l'année
1682, le bruit se répandit au Canada que nos redou-
tables voisins, encouragés par le rappel du comte
de Frontenac et sans doute aussi excités par les
Anglais, faisaient des préparatifs de guerre, évidem-
ment dirigés, sinon contre la colonie elle-même, du
moins contre ses alliés ; ils eurent d'abord l'intention
de marcher de nouveau contre les Illinois ; mais,
ayant apprisque, de Michillimackimack, La Salle était
retourné dans la vallée de l'Illinois, ils comprirent
qu'il n'y avait rien à faire de ce côté-là. Ils résolurent
alors de tourner leurs armes contre les Outaouais,
les plus fidèles de nos alliés et aussi les plus pré-
cieux, car ils alimentaient le commerce canadien,
auquel ils fournisssaient les deux tiers des castors
qui passaient par les comptoirs de Montréal et de
Québec. Eux détruits, le Canada se trouverait fata-
lement ruiné au profit des Iroquois et de leurs bons
amis, les Anglais, d'autant plus qu'il serait ensuite
facile aux vainqueurs d'intercepter les communica-
tions entre la vallée de l'Illinois et le Saint-Laurent.
Malheureusement le meurtre d'un de leurs chefs.
172 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
tué par des Outaouais, bien qu'il remontât à l'année
1679, leur fournissait un prétexte ; la guerre pa-
raissait donc imminente et déjà les bandes Iro-
quoises se mettaient en marche vers Michillimacki-
mack. Il n'y avait qu'une politique à suivre à l'égard
de ces adversaires irréconciliables et dont la mau-
vaise foi était notoire, politique qui réussit plus tard
au successeur de La Barre : c'était de se concerter
avec La Salle, alors dans la vallée de l' Illinois, et de
les prendre, pour ainsi dire, entre deux feux. La
Barre, qui voulait, disait-il, soumettre les Iroquois,
avait là une belle occasion de mettre son projet à
exécution ; mais il avait aussi d'autres vues, ainsi
qu'on le montrera plus loin ; ce singulier général
préféra implorer la paix : il envoya des députés aux
Iroquois pour inviter leurs chefs à un rendez-vous
général à Montréal, rendez-vous auquel ils s'em-
pressèrent de se rendre : là, plusieurs semaines
durant, ils furent hébergés, choyés, fêtés. La Barre
leur fit donner des indemnités de voyage, les combla
de présents, enfin, comme gage de réconcihation,
leur livra La Salle. H essaya bien, dans une lettre
du 13 novembre 1684, de se laver de cette accusa-
tion, prétendant qu'il s'était borné à promettre aux
Iroquois, sur les plaintes qu'ils lui avaient faites, de
remplacer La Salle et de le renvoyer en France ;
c'était déjà une lâcheté ; mais il résulte de plusieurs
documents, entre autres, d'une relation signée de
plusieurs amis de La Barre lui-môme, que celui-ci
leur donna l'autorisation d'attaquer le fort de
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE IjS
La Salle, dans la vallée de rillinois, de piller
ses canots et, au besoin, de le tuer, lui et ses gens ;
il alla jusqu'à leur donner « quelques marques pour
les distinguer d'avec les autres Français •. Les
Iroquois furent enchantés : ils promirent à leur
« bon père » comme ils appelaient le gouverneur, tout
ce qu'il voulut ; les promesses ne leur coûtaient rien
et leur perfidie n'avait d'égale que la naïveté de
ceux qui croyaient à leur bonne foi ; ils s'en retour-
nèrent, convaincus qu'il y avait encore de beaux
jours pour eux.
En faisant de pareils sacrifices pour se concilier
les bonnes grâces des Iroquois, La Barre ne se
propose pas seulement d'être agréable aux Jésui-
tes, il a aussi en vue l'intérêt du commerce, surtout
du sien ; en effet, à peine arrivé au Canada, il n'a eu
rien de plus pressé que de se mettre à la tête d'an-
ciens associés de La Salle, devenus ses ennemis
acharnés, comme Aubert de La Chesnaye et Jac-
ques Leber ; à eux trois, ils envoient plus de cent
canots dans les bois, pour y faire la traite avec les
sauvages. La Salle en rencontre une fois jusqu'à 66
ensemble. Comme La Barre ne veut point de guerre
avec les Iroquois, plus n'est besoin de garnison au
fort de Frontenac. Lors de son récent séjour à
MichilHmackimack, La Salle avait envoyé une
requête au gouverneur, qui était encore le comte de
Frontenac, le priant de pourvoir au remplacement
d\x Major (1) La Forêt, si celui-ci, comme on lui en
(1) Voir page 73.
i;4 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
prêtait l'intention, passait en France, et dans le cas
où la garnison ne serait plus au complet^ de rempla-
cer les hommes manquants : François Noir, négo-
ciant de Montréal et mandataire de La Salle, devait
fournir l'argent nécessaire. Frontenac avait trans-
mis, en l'appuyant, cette requête à son successeur ;
celui-ci, au lieu d'y faire droit, s'empresse de rappe-
ler la garnison du fort : il invite à entrer dans sa
société le commandant La Forêt, qui refuse de
trahir son chef et de se rendre complice d'une spo-
liation, puis passe en France ; La Barre fait alors
venir François Noir, qui avait transporté au fort des
vivres et des munitions^ l'intimide par ses menaces
et l'oblige à céder le tout à ses associés, « au prix
coûtant à Montréal » ; ensuite sous prétexte que des
fripons — c'est ainsi qu'il désigne le mandataire de
La Salle et ses employés — ont voulu s'emparer du
fort de Frontenac, il envoie, pour y tenir garnison,
douze soldats de Montréal, commandés par un
sergent. Sous leur protection Leber et La Chesnaye
installent des commis au fort, qu'ils transforment
en comptoir de commerce ; ils s'approprient les
meubles, les canots, les barques, le blé, les bes-
tiaux, etc., et s'y livrent à un trafic effréné avec les
Anglais eux-mêmes, ce qui ne tarde pas à provo-
quer des protestations très vives de la part du com-
merce canadien. Pour essayer de justifier cette
odieuse spoliation, La Barre écrit au ministre, le
3 novembre 1G83, que La Salle a abandonné le fort
de Frontenac et qu'il est facile de voir par les copies
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l'jO
annexées de deux de ses lettres, que « la tête lui a
tourné ». Or, ces lettres prouvent tout le contraire :
elles sont pleines de sens et, comme toujours respi-
rent le courage et la franchise.
Pour faire disgracier le propriétaire du fort de
Frontenac, et le forcer à quitter l'Amérique, La
Barre ne se contente pas de rééditer une vieille
calomnie des Jésuites ; il renchérit encore sur les
accusations de Duchesneau : dans cette même lettre
du 3 novembre, il ose prétendre que « La Salle a été
« assez hardi pour donner avis d'une découverte
« fausse et que, au lieu de revenir pour apprendre
« ce que le roi désirait qu'il fît, il s'écartait de lui
• dans la pensée d'attirer les habitants à plus de 500
« lieues de là, dans le milieu des terres, pour
« tacher de se faire un royaume imaginaire, en
8 débauchani tous les banqueroutiers et fainéants
« du pays ». Que penser de la bonne foi d'un
homme qui ose écrire que la découverte do La Salle
est fausse et qu'il cherche à se faire un royaume
imaginaire?... Il accuse le découvreur de débau-
cher tous les banqueroutiers et fainéants du pays !
Ne semble-t-il pas, au contraire, qu'il devrait se
montrer satisfait de voir le Canada débarrassé de
pareilles gens ? Il dissimule mal son dépit : ceux
qu'il appelle ainsi, ce sont ceux qui ont rendu des
services à La Salle, qui l'ont suivi, à qui il a donné
des « congés » et qui font maintenant concurrence à
ses associés et à lui-même. La Barre reproche
encore à La Salle, non sans perfidie, de n'être point
176 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
revenu au Canada « pouc apprendre ce que le roi
désirait qu'il fît » : on sait que l'explorateur était venu
jusqu'à Michillimackimack, qu'il n'avait pu pousser
jusqu'à Québec, parce qu'il avait hâte de mettre la
vallée de l'Illinois à l'abri de nouvelles incursions,
plus que jamais à craindre de la part des Iroquois.
En agissant ainsi, il ne songeait pas qu'il déjouait
les calculs de La Barre, qui voulait l'attirer au
Canada, pour de là le faire passer en France. La
Barre, pour se venger, refusa de lui envoyer, contre
remboursement, au lort Saint-Louis, les munitions
qu'il lui avait fait demander : 100 fusils, 500 livres de
poudre, 1000 livres de balles, etc. ; bien plus, La
Salle ayant dépêché à Québec, avec des pelleteries,
des hommes chargés d'acheter ce que le gouverneur
refusait de lui envoyer, celui-ci persuada à quel-
ques-uns d'entre eux de ne pas retourner auprès de
leur chef et de disposer des pelleteries • comme de
choses à eux appartenant » ; quant à ceux qui ne
voulurent pas trahir leur mandat, il les retint de
force ; puis il eut le cynisme d'écrire au ministre :
« Ainsi La Salle ne pourra pas se maintenir davan-
« tage dans un poste éloigné d'ici de plus de 500
lieues. » Enfin, au printemps de 1683, il lui envoya,
par le chevalier de Baugy, l'ordre de remettre le
commandement du fort à ce dernier et de se rendi'e
en France.
Tant de lâchetés et de perfidies ne pouvaient res-
ter impunies : le châtiment ne se fit pas attendre ;
on se rappelle que La Barre avait autorisé les Iro-
HISTOIRE DE GAVELIER DE LA SALLE 1^7
quois à piller les canots de La Salle et même à le
tuer : or, au commencement du printemps de 1684,
les Iroquois pillèrent, sur la rivière de Théakiky,
sept canots français chargés de marchandises,
qu'ils feignirent de prendre pour des canots de La
Salle ; justement, ils appartenaient aux amis de La
Barre ; celui-ci envoya réclamer canots et marchan-
dises aux Iroquois, qui se moquèrent de ses députés
et de lui : voilà comment ces ingrats répondaient
aux caresses de leur bon père ! Qu'on dise, après
cela, qui avait raison du gouverneur et de l'inten-
dant, ou de celui qu'ils persécutaient si lâchement !
Enfin, comme si les Iroquois avaient voulu se char-
ger de prouver eux-mêmes que la présence de La
Salle, loin d'être pour erx un motif de nous faire la
guerre, mettait au contraire un frein à leur ardeur
belliqueuse, ils se gardèrent bien, tant que l'explo-
rateur fut au fort Saint-Louis, de s'aventurer dans
la vallée de l'Illinois ; mais, dès qu'ils apprirent son
remplacement par un lieutenant de leur père, ils
n'hésitèrent pas un seul moment à aller attaquer le
fort. Repoussés, grâce à la bravoure de Tonty, qui
devait bientôt être rappelé à son tour par La Barre,
ils se préparèrent à tourner leurs armes contre le
Canada lui-même.
Si encore le gouverneur avait réussi à perdre La
Salle dans l'esprit du roi ! il aurait peut-être trouvé
que c'était une compensation suffisante ; mais il
n'en fut rien. Le bruit des nouvelles découvertes de
l'explorateur l'avait précédé en France : il fut bien
12
i;0 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
accueilli par le ministre el par le roi lui-même,
pourtant peu favorable aux découvertes. Après
s'être justifié, il se fit accusateur à son tour et
obtint justice : son lieutenant, La Forêt, retourna au
Canada sur l'invitation du roi ; il emporta pour La
Barre l'ordre de le réintégrer au fort de Frontenac et
de rendre le commandement du fort Saint-Louis au
chevalier de Tonty ; celui-ci, qui s'était retiré à
Montréal, aussitôt après avoir pris connaissance des
volontés du roi, regagna la vallée de l'IUinois, où il
s'appliqua à réparer le mal fait par Baugy, entière-
ment dévoué aux cabales politiques et religieuses
dont La Salle avait eu tant à se plaindre. La Barre
lui-même fut rappelé en France. Son successeur, le
marquis de Denanville, plus habile que lui, fit appel
au courage de Tonty pour sauver le Canada, qui ne
dut son salut qu'à l'énergique offensive du lieute-
tenant de La Salle, secondé par ses Français et ses
fidèles auxiliaires, Illinois, Miamis, Chaouanons et
autres.
XI
La Salle dans le golfe du Mexique.
La France et l'Espagne dans le golfe du Mexique, sous Colbert. —
Projet de conquête de la Nouvelle Biscaye. — Nouvelles lettres
patentes octroyées à La Salle. — Une faute du roi. — Le capi-
taine de Beaujeu : Vanité et jalousie d'un courtisan. — Un sol-
liciteur acharné. — Mauvaise volonté de Beaujeu. — Une
correspondance édifiante : Beaujeu affilié aux Jésuites. — Les
recrues destinées à La Salle. — Réussir ou périr ! — Départ de
l'expédition. — Traversée de l'Atlantique. — A Saint-Domin-
gue. — Une décision motivée de La Salle. — En face des bou-
ches du Mississipi. — Disparition du Joly. — A la recherche du
joly, — Le Joly retrouvé, i- Le plan de Beaujeu : La Salie fait
débarquer ses hommes. — Naufrage de VAimable. — Départ
de Beaujeu. — Parallèle entre La Salle et Beaujeu.
On croit généralement que, dans les années qui
suivirent le traité de Nimègue, la France fut en paix
avec PEspagne ; cela n'est vrai qu'à demi : les hosti-
lités continuèrent entre Français et Espagnols dans
les parages des Antilles et dans le golfe du Mexi-
que. Nos adversaires nous refusaient le droit de
navigation dans le golfe. Déjà, avant la guerre de
Hollande, Colbert, à la suite de la capture, par les
Espagnols, d'un navire français dans les eaux mexi-
caines, avait posé ainsi la question, dans une lettre
du 5 août 1672 adressée à notre ambassadeur à
Madrid : « Il ne reste plus qu'à savoir si les Espa-
I gnols veulent commencer cette sorte de guerre,
l8o HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
t c'est-à-dire que tous les vaisseaux français qui
« navigueront dans le golfe du Mexique pourront
« être pris, comme aussi tous les vaisseaux espa-
« gnols qui naviguent au travers des îles de TAmé-
« rique appartenant au roi. » Après le traité de
Nimégue, qui réglait seulement la situation respec-
tive des deux pays en Europe, la question se posait
de nouveau : elle fut tranchée en 1679 par nos adver-
saires : une escadre espagnole, commandée par
l'amiral Quintana, captura une frégate française,
dont le capitaine et l'équipage furent emmenés pri-
sonniers à Portobello. A ce défi Louis XIV répon-
dit aussitôt en envoyant dans le golfe du Mexique
l'amiral d'Estrées, à la tête d'une escadre et avec
Tordre de chercher Quintana et de s'emparer de ses
vaisseaux ou de les couler. En même temps, il
annonçait hautement son intention de faire respecter
la liberté de la navigation dans le golfe du Mexique,
comme dans toutes les mers, et il prit ses mesures
en conséquence. En 1682, il envoya le chef d'esca-
dre Gabaret, avec trois vaisseaux de guerre, dans la
mer des Antilles et dans le golfe, pour donner la
chasse aux armadilles espagnoles, et aussi pour
lever le plan des côtes et étudier la situation des ports
du Mexique. Son but était de frapper au cœur môme
la puissance coloniale de notre rivale. Il eut un
moment l'idée de se servir d'un ancien gouverneur
et capitaine général du Mexique, le comte de Pena-
lossa, forcé de se réfugier en France pour échapper
aux poursuites de l'Inquisition, qui ne lui pardonnait
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l8l
pas d'avoir compris et dénoncé le tort qu'elle faisait
à la colonisation espagnole. Bien que le comte de
Penalossa se fît fort d'opérer un soulèvement au
Mexique, il ne fut pas donné suite à ce projet.
Ce fut alors que La Salle, encouragé par le suc-
cès, soumit au roi un projet dont l'exécution devait
avoir pour résultats, non seulement de compléter ses
découvertes et de consolider ses conquêtes, mais
encore d'atteindre les Espagnols dans la principale
source de leur richesse : il ne s'agissait de rien
moins que de leur enlever, sinon le Mexique tout
entier, du moins toute la partie septentrionale de
cette vaste contrée, entre le 25^ et le 27* degré et
demi de latitude, formant la province de la Nouvelle
Biscaye ; cette province renfermait de riches mines
d'or et d'argent, entre autres celles de Sainte-Barbe ;
on pouvait y accéder par la rivière Rouge, nommée
par La Salle rivière Seignelay, le plus méridional
des affluents de gauche du Mississipi. Le célèbre
découvreur offrait de trouver par mer l'embouchure
du grand fleuve, de le remonter et de fonder, à
environ 60 lieues dans les terres, un établissement
fortifié, qui devait servir de base à ses opérations et
qui, dans le cas où la guerre coloniale (1) prendrait
fin, ferait au moins un poste commercial très avan-
tageusement situé. Pour cela, il ne demandait que
(1) Une nouvelle guerre faillit même éclater sur le continent
entre la France et l'Espagne, à la fin de l'année 1683 ; mais la
déclaration de guerre faite par l'Espagne ne fut pas suivie d'effet
et la trêve de Ratisbonne (15 août 1684) arrangea les choses, au
moins en Europe.
l82 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
200 hommes, auxquels viendraient s'ajouter une
cinquantaine de flibustiers qu'il recruterait en pas-
sant à Saint-Domingue, ses vieux compagnons res-
tés dans la vallée de l'Illinois et environ 4.000 sau-
vages rassemblés autour du fort Saint-Louis; de
plus, il se flattait d'entraîner à sa suite ses fidèles
Akansas et Taensas, de sorte qu'il pourrait marcher
sur la Nouvelle Biscaye à la tête d'une armée de
15.000 hommes. Il demandait en outre un vaisseau
de 30 pièces de canon, des vivres, des armes et des
munitions.
Le roi et Seignelay approuvèrent ce projet et mirent
à la disposition de La Salle le vaisseau le Joly^ de
36 canons et de 70 hommes d'équipage, et une petite
frégate ; ils lui accordaient en outre 100 soldats, qai
devaient être levés par les soins de l'intendant de
Rochefort, et lO.OCO livres pour payer une année de
leur solde, l'autorisation de lever 100 autres hommes
à ses frais, des vivres pour neuf mois, huit pièces
de canon, des fusils, des munitions, une forge, deux
chapelles, etc. Le 14 avril 1684^ le roi signa, à Ver-
sailles, les lettres patentes par lesquelles il nommait
La Salle gouverneur de toutes les contrées de l'Amé-
rique septentrionale soumises et à soumettre, depuis
et y compris le fort Saint-Louis des Illinois jusqu'à
la Nouvelle Biscaye, avec pouvoir de commander
aux Français et aux sauvages, de nommer des gou-
verneurs et des commandants particuliers, là où il le
jugerait à propos.
Après avoir d'abord désigné le capitaine Pingault
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA. SALLE l83
pour commander le /o^y, sous les ordres de La Salle,
le roi, malheureusement, revint sur cette décision et
à Pingault substitua le sire de Beaujeu; celui-ci
devait « commander dans le vaisseau pour tout ce
« qui regardait la manœuvre; mais pour ce qui con-
a cernait la route, Pinlention de Sa Majesté était
« qu'il exécutât tout ce que désirerait La Salle, a qui
« il avait confié le secret de l'entreprise... A l'égard
" de ce qu'il y aurait à faire, lorsque La Salle serait à
« terre, il serait tenu de lui fournir tous les secours
a qui pourraient lui être demandés, à l'exception de
a ce qui pourrait être contre la sûreté du vaisseau
et de la navigation ». Partager ainsi le comman-
dement, c'était ouvrir la porte à tous les conflits; de
plus, « la sûreté du vaisseau et de la navigation »
pouvait toujours être invoquée comme prétexte par
un commandant peu disposé à se conformer aux
désirs de La Salle.
Tel fut justement le cas de Beaujeu : entiché de
sa noblesse, fier de sa naissance et de ses ancêtres,
il dissimulait mal son mépris pour un parvenu comme
La Salle : « Je le crois, écrivait-il à Cabart de Viller-
« mont, un fort honnête homme de Normandie, mais
« ils ne sont plus à la mode » ; il l'accuse même de
« ne pas savoir vivre, ayant passé sa vie avec des
« grimauds d^écoliers et des sauvages..., de sentir
« la province... » Il veut qu'on tienne compte de « la
« différence qu'il y a entre lui et La Salle », et il se
trouve profondément humilié d'être obligé de prendre
ses ordres sur la route à suivre ; ce qui augmente
l84 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
encore son dépit, c'est qu'on lui a caché le but de
l'expédition, que La Salle seul connaît avec le roi et
le ministre ; il se plaint à Seignelay, dans une lettre
du 30 mai, en ces termes amers : « Vous m'avez
ordonné, Monseigneur, d'apporter toute la facilité
que je pourrai à cette entreprise; mais permettez-
moi de m'en faire un grand mérite auprès de vous,
car j'ai bien de la peine à me soumettre aux
ordres du sieur de La Salle, que je crois un brave
homme, mais enfin qui n'a jamais fait la guerre
que des sauvages et qui n'a aucun caractère, au
lieu qu'il y a treize ans que je suis capitaine de
vaisseau et trente que je sers, tant par terre que
par mer. Outre cela, il m'a dit, Monseigneur, que
vous lui aviez substitué au commandement le sieur
de Tonty, en cas qu'il vînt à mourir. En vérité,
cela m'est bien rude. En effet, quoique je n'aie pas
connaissance de ce pays-là, étant sur les lieux, je
serais un bien malhabile homme, si je n'en savais
pas autant qu'eux au bout d'un mois. Je vous sup-
plie donc, au moins. Monseigneur, que je partage
le commandement avec eux et qu'il ne se passe
rien pour la guerre sans moi et sans me le com-
muniquer. Pour leur commerce, je ne prétends ni
ne veux en avoir connaissance. Je crois même que
cela sera utile au service du roi, car, sinous sommes
attaqués par les Espagnols, je ne puis pas me
persuader que des gens qui n'ont jamais fait la
guerre leur puissent résister et se servir des avan-
tages que les occasions et l'expérience donnent
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l85
« dans le métier. » Seignelay lui répond le 17 juin :
c Vous ne devez point vous étonner de ce que le
« sieur de La Salle ait le commandement de tout ce
« qui se doit faire en ce voyage, puisque c'est lui qui
* a fait la découverte et qu'il est accoutumé avec les
€ sauvages du pays, i Et il lui recommande de ne
« manifester aucun chagrin sur ce qui regarde le
a commandement, parce que autrement il n'y aurait
« rien qui pût faire échouer si certainement cette
f entreprise ». Il termine en lui répétant c qu'il ne
€ devait point songer à commander à terre, ne devant
« jamais quitter son vaisseau ». Beaujeu,on lecom-
prend, n'est pas satisfait : il recommence ses
doléances dans une lettre du 21 juin, où il parle du
tort que cela pourrait lui faire d'obéir à M. de La
Salle.
Il n'y avait qu'une chose qui pût entrer pour lui en
balance avec sa ridicule vanité : c'était son intérêt.
Jamais on ne vit solliciteur plus acharné : « Jepren-
I drai la liberté, Monseigneur, écrit-il à Seignelay le
• 25 juin, de vous représenter, avant que de partir,
« 30 années de services et que vous me fîtes l'hon-
« neur de me dire cet hiver que vous vous souvien-
« driez de moi, lorsque l'occasion s'en présenterait;
« et, comme il y a des pensions vacantes, je vous
« supplie. Monseigneur, de ne pas m'oubher. Ma-
a dame de Beaujeu aura l'honneur de vous en faire
a part et de vous en aller solliciter. » Nous retrou-
vons la même note suppliante dans une lettre du
10 juillet : « Il ne me reste. Monseigneur, qu'à vous
l86 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
t supplier de vous souvenir de moi, quand vous don-
nerez les pensions vacantes. Vous savez mes ser-
« vices et ma bonne volonté. » Pas plus tard que le
2 août, il revient à la charge : « Comme, Monsei-
« gneur, je ne serai apparemment pas cet hiver à la
« cour pour solliciter une pension, je vous supplie-
1 rai encore une fois, avant que de partir, de ne pas
« m'oublier. » Il fait valoir son dévouement et il
ajoute que « la plupart des officiers fuient la mer,
« l'hiver, pour aller à la cour solliciter les grâces,
« étant un proverbe dans la marine que, pour obte-
* nir quelque chose, il faut être présent et qu'il n'y a
t que les absents qui perdent » ; il rappelle ses ser-
vices : il a aidé à lever le plan des côtes de l'Italie ;
il a donné au roi le conseil de jeter des bombes dans
Alger, qu'il connaissait pour y avoir été emmené en
captivité par les pirates barbaresques. Mais il oublie
de dire qu il a été enfermé, le 2 août 1675, à la tour
de La Rochelle, où il est resté jusqu'au 2 mai 1676,
et qu'il n'a été réintégré dans sa charge que lé 8 jan-
vier 1677. Il ne se borne pas à implorer une pension ;
il demande « des lettres de faveur pour ses juges »
dans un procès qu'il soutient ; non content d'envoyer
sa femme à Seignelay, il charge ses amis d'aller
faire sa cour à MM. Morel et de Cailléres, commis
principaux de la marine; l'amiral d'Estrées vient à
Rochefort : bonne aubaine pour Beaujeu, qui se
félicitera plus tard de lui avoir o merveilleusement
bien fait sa cour ». En résumé, un grand seigneur
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 187
vaniteux doublé d'un courtisan retors et sceptique,
voilà ce qu'était Beaujeu.
On a dit que Louis XIV se connaissait en hommes
ou que du moins il avait été heureux dans ses choix.
Cela n'est vrai que jusqu'à la mort de Colbert, en
16S3, époque à partir de laquelle de mystérieuses et
néfastes influences semblent peser sur ses conseils.
Le choix du sire de Beaujeu pour commander le
Joly en est une preuve et Seignelay ne tarde pas a le
regretter; dès que Beaujeu apprend qu'il n'aura pas
le commandement à terre, qu'il ne devra même pas
débarquer, il va répétant partout que l'expédition ne
réussira pas; il écrit à Seignelay lui-même, le 10 juil-
let, qu'on l'a engagé d?ns une affaire « dont le succès
est bien incertain et dont Fauteur commence à
ï douter », et le 2 août : « Qu'il va dans un pays
« inconnu chercher une chose presque aussi diffi-
« cile à trouver que la pierre philosophale, dans une
t saison avancée, chargé à morte charge, avec un
« homme chagrin. » Il prend soin de dégager sa res-
ponsabilité et en même temps il fait tout ce qu'il
peut pour traîner les choses en longueur et pour
mettre, comme on dit, des bâtons dans les roues ;
il prétend que le Joly ne peut contenir les neuf mois
de vivres destinés à l'équipage et aux soldats; il
oblige La Salle à convertir la plus grande partie des
biscuits en farines et des vins en eau-de-vie. Il élève
des contestations au sujet du nombre des passagers
et des officiers qui mangeront à sa table, sur le prix
de chaque repas ; ce grand seigneur, qui a l'air de
I»» HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
faire fi du commerce, chicane pour un demi-sol de
soupe ! La Salle fait porter sur le Joly des marchan-
dises et des munitions : Beaujeu écrit au ministre
qu'il a « remph les ponts du vaisseau de caisses et
a de coffres d'une si prodigieuse grandeur qu'ils
I empêchent entièrement la manœuvre du canon et
« le cabestan ». Enfin, il veut que La Salle n'ait
aucune autorité sur les soldats qui seront embarqués
sur le Joly; invoquant la sécurité du vaisseau — déjà !
— il veut être autorisé à retenir un certain nombre
d'entre eux après le débarquement, sous prétexte
qu'il pourrait ne pas avoir assez des 70 matelots
qui composent l'équipage pour manœuvrer son
vaisseau et le défendre au retour. A chaque instant,
il faut en référer au ministre, qui donne générale-
ment raison à La Salle^ ou recourir à l'arbitrage de
personnages considérables, comme M. de Forbin,
comme l'intendant Arnoul, tout dévoué à Beaujeu,
qui rédige et fait signer aux deux parties une sorte
de modus vivendi en plusieurs articles.
Mais c'est surtout la correspondance de Beau-
jeu avec Cabart de Villermont qui nous fait con-
naître l'homme et nous découvre ses arriére-pen-
sées : Villermont était inféodé aux Jésuites, il
comptait parmi eux de nombreux amis, même des
parents, comme le Père Beschefer, qui fut quelque
temps supérieur de la mission de Québec; dés 1679,
il cherchait à se faire renseigner sur les projets de
La Salle, évidemment pour en faire part aux Jésui-
tes. Il sert encore d'intermédiaire entre ces derniers
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 189
et Beaujeu ; La Salle s'en doute : « Il a dit à une per-
« sonne de considération, écrit le commandant du
« Jokj à Cabart, que l'amitié et la correspondance
a que nous avions lui étaient suspectes, aussi bien
« que la dévotion de Madame de Beaujeu aux
« Jésuites; il dit qu'ils la gouvernent. » Et Beaujeu
ajoute un peu plus loin : « S'il s'aperçoit que je me
« serve des Jésuites pour faire tenir mes lettres,
« comme vous me mandez, je suis perdu et il ne me
« pardonnera jamais. » Mais il a beau mettre en jeu
toutes les ressources de son esprit pour arracher à
La Salle le secret de son entreprise, il ne peut y par-
venir : c'est un homme impénétrable ! s'écrie-t-il avec
dépit. Et, tout en tenant Cabart au courant de ce qui
se passe et surtout des embarras qu'il crée à La
Salle, il en est réduit à lui servir de simples conjec-
tures sur la destination et le but de l'expédition. Il
réussit mieux avec les agents de l'autorité royale,
incapables ou prévenus : comme l'intendant Arnoul,
dont on disait à la cour qu'il mettait trois mois à faire
ce que les autres intendants expédiaient en trois
semaines et qui communiquait à Beaujeu des pièces
confidentielles du ministre; comme le sous-intendant
Dugué, qui suit fidèlement les exemples de son chef;
comme Parassis, chargé des fonctions de trésorier
et de munitionnaire, que La Salle accuse hautement
d'être payé par ses ennemis pour faire échouer son
entreprise. Poussé à bout, La Salle menace de pren-
dre la poste pour aller se plaindre à Seignelay 1...
Au-dessous de celui-ci, il n'y a guère que le commis
igO HISTOIRE DE CAVELlEÎl DE LA SALLE
de la marine Moral sur qui les insinuations et les
intrigues de Beaujeu n'aient aucune prise; le cour-
tisan enrage : o Désabusez-le de cet homme-là »,
écrit-il au fidèle Cabart ; t dites-lui que voici la troi-
• siéme entreprise; les deux premières n'ont été
« qu'imaginations ». N'est-il pas curieux de voir
Beaujeu rééditer cette ridicule calomnie de La Barre ?
à moins d'admettre que tous les deux ne puisent leurs
inspirations à la même source ! ce qui est d'autant
plus vraisemblable que, dans une autre lettre au
même Cabart, Beaujeu avait déjà dit : a II y en a
très peu qui « ne le croient pas frappé ». Dans sa
correspondance avec Seignelay il insinuait déjà que
l'expédition pourrait bien ne pas réussir; avec Vil-
lermont il ne se gêne point pour prédire un échec à
peu près certain : « Je suis le plus trompé du monde,
« si cet homme-là fait tout ce qu'il a promis, le temps
« nous en fera savants. » — « Il faut voir ce que
« sera cette expédition premier qu'en bien penser. »
— « Cependant j'aurai toujours bonne opinion de
I lui jusqu'à ce que je voie son affaire échouée. >»
Voir son affaire échouée, voilà évidemment ce que
désire Beaujeu ! Mais Cabart de Villermont a l'im-
prudence de montrer les lettres de son ami à l'abbé
Bernou, qui comprend le jeu du capitaine, avertit
La Salle de ses indiscrétions et l'engage à se défier
de lui. La Salle fait des reproches à Beaujeu,
qui le prend de haut; mais au fond, il n'est pas
rassuré, d'autant plus qu'il a reçu une réprimande
de Seignelay, qui lui mande que « par ses difficultés
HISTOIRE DE CAVELIEH DE LA SALLE jgj
€ il fera perdre le succès de Pentreprise du sieur de
« La Salle ». Il a alors une idée de génie : sachant
que l'explorateur qui, selon son expression, est
mangé par tout le monde, a besoin d'argent, il lui
offre de lui prêter 100 pistoles : qu'on aille dire après
cela que Beaujeu cherche à faire échouer l'expédi-
tion ! Bien au contraire : « Il irajusquesà faire mar-
« cher le vaisseau par terre^ si La Salle le veut !...
« il le conduira jusque dans la lune! »
Quant aux soldats, ils furent recrutés dans les
plus mauvaises conditions; voici, en effet, ce que
Beaujeu écrivait le 21 mai, alors qu'il se croyait
encore appelé à commander l'expédition sans par-
tage et jusqu'au bout : « On travaille ici fort et ferme
« à la levée de 400 hôxTimes (dont 300 destinés au
« Canada). Tous les officiers subalternes et les gar-
« des de marine sont en campagne pour cela; mais
« ils ne trouvent que le rebut de la cavalerie et de
« rinfantérie, s'étant levé dans les provinces circon-
« voisines plus de 32.000 hommes pour la terre. »
On prit des gens qui n'avaient pas la taille réglemen-
taire ou qui n'étaient encore que des enfants ; la
plupart furent enrôlés à la porte des Eglises i où
« ils avaient gueuse toute leur vie ». Le ministre^
informé, écrivait le 30 juin à l'intendant Arnoul :
« Sa Majesté a appris avec déplaisir que les soldats
« qui ont été levés pour le sieur de La Salle étaient
« fort mauvais et peu en état de servir », et il deman-
dait « s'il n'y aurait point eu tromperie dans la levée
« de ces soldats » . Arnoul, interloqué, fait appel au
iga HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
témoignage de l'ami Beaujeu, et celui-ci, puisque un
bon procédé en vaut un autre, écrit à Seignelay :
€ Je vous jure, Monseigneur, que je n'ai jamais vu
» de meilleure troupe. Il est vrai qu'il y a des jeunes
« gens, mais ils ont tous bon corps et ils s'accoutu-
< meront mieux au climat où nous allons que des
« plus vieux. » Ajoutons que les 100 hommes qui
furent recrutés pour le compte de La Salle ne valaient
guère mieux.
La Salle était inquiet, et non sans raison ; il dut
regretter plus amèrement que jamais de n'avoir
point regagné directement sa vallée de l'Illinois par
le Canada. Mais il s'était trop avancé pour songer à
reculer; il résolut de tenter la fortune, malgré tous
les obstacles que la malveillance accumulait sous ses
pas et qu'il n'apercevait que trop bien; si bien même
qu'il souhaitait au fond que le Joly ne fît point partie
de l'expédition. C'est Beaujeu lui-même qui l'écrit à
Cabart de Villermont en ces termes : « Il me dit
• l'autre jour que si, lorsque nous serions au cap
t Finistère, je jugeais la saison trop avancée, je pour-
« rais m'en revenir ; que, pour lui, il continuerait son
« chemin avec ses gens, sa barque et sa flûte et qu'il
t y périrait ou qu'il y réussirait, i Beau sujet d'éton-
nement pour Beaujeu, qui s'écrie ironiquement :
« Voilà quel est l'homme ! •
Par suite d'un long retard, dont la responsabilité
doit retomber sur Beaujeu, Arnoul et autres, la petite
escadre n'appareilla que le 24 j uillet 1684, de la rade de
La Rochelle, en même temps qu'un convoi à destina-
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE IQS
tion du Canada, elle se composait du navire de guerre
leJoly^ d'une petite frégate ou barque, d'environ 60
tonneaux et armée de six canons, fournie par le roi,
d'une flûte de 300 tonneaux, V Aimable^ sous les ordres
du capitaine Aigron, appartenante un négociant de
La Rochelle et affrétée par La Salle, qui l'avait
chargée de vivres, de munitions et de matériaux de
toute sorte ; enfin, d'une caiche, petit bâtiment ponté,
qui devait porter des vivres pour l'expédition jusqu'à
Saint-Domingue. Sur ces divers bâtiments, étaient
répartis environ 300 hommes se décomposant ainsi :
les 100 soldats du roi, les 100 hommes de La Salle,
maçons, charpentiers, taillandiers, etc., les matelots
composant les équipages, plusieurs ecdésiastiques
qui avaient demandé à faire partie de l'expédition,
comme l'abbé Jean Cavelier, deux prêtres sécuHers,
nommés Chefdeville et d'Esmanville, trois Pères
Récollets. Il y avait de plus sept ou huit femmes,
dont deux étaient mariées ; l'une de celles-ci avait
même plusieurs enfants qu'elle emmenait avec elle.
Tout alla bien d'abord : le calme régnait abord du
Joly^ aussi bien que sur la mer, quand le 28 juillet, à
40 ou 50 lieues de La Rochelle, le mât de beaupré du
vaisseau se rompit net par le miheu ; cet accident
parut si étrange qu'il fut attribué par quelques-uns
à la malveillance : il fallut revenir à Rochefort : la
diligence que Ton mit à remplacer le mât dissipa les
soupçons et, dès le !««• août, on put remettre à la
voile. Le 20, on arriva à la hauteur de Madère. Beau-
jeu proposa à La Salle de relâcher sous prétexte do
13
194 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
s'approvisionner d'eau et de rafraîchissements, en
réalité pour permettre à certains de ses officiers
d'écouler des marchandises sur lesquelles ils espé-
raient réaliser de gros bénéfices. Comme la rupture
du mât avait fait perdre une dizaine de jours et qu'il
restait de l'eau et des rafraîchissements pour plus
de deux mois, La Salle insista pour qu'on continuât,
ce qui mécontenta fort le commandant et les officiers
du Joly. Lorsque, le 6, on arriva sous le tropique,
La Salle dut de nouveau faire acte d'autorité : les
matelots, avec l'assentiment de Beaujeu, avaient
rempli plusieurs cuves d'eau pour administrer le
baptême du Tropique à tous ceux qui n'avaient pas
passé la ligne, et presque tous les soldats et ouvriers
étaient dans ce cas : ils pouvaient éviter le baptême
en donnant la pièce ou en payant à boire : La Salle
fit dire à Beaujeu qu'il entendait que ses hommes
fussent respectés dans leur dignité et leur liberté.
11 avait mille fois raison de s'opposer à ces brima-
des, d'autant plus odieuses qu'elles étaient inté-
ressées ; mais, après s'être aliéné les officiers de
l'équipage, il s'aliénait les matelots : c'était ce que
voulait Beaujeu.
Tant bien que mal, on arriva dans les parages des
Antilles : comme la provision d'eau commençait à
s'épuiser, qu'il y avait plusieurs malades à bord des
divers bâtiments^ il fut convenu entre La Salle et
Beaujeu qu'on relâcherait dans le port français le
plus rapproché, qui était le port de la Paix, situé au
nord-ouest de Saint-Domingue^ où Ton trouverait à
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE igS
se ravitailler facilement. C'était là, d'ailleurs, que
résidait ordinairement le gouverneur, de Cussy, qui
avait reçu de Seignelay l'ordre de faire tout son pos-
sible pour assurer le succès de l'expédition : eh
bien ! chose inexplicable, à moins d'admettre l'hypo-
thèse d'une trahison, Beaujeu passa outre à la faveur
de la nuit, franchit le détroit qui sépare Saint-Domin-
gue de Cuba et alla relâcher dans le port du Petit
Goave, au fond d'un golfe situé au sud-est de la
grande Ile, prolongeant ainsi la traversée de deux
ou trois jours. Voulue ou non, cette faute eut des
conséquences désastreuses : d'abord, la caiche, dont
le capitaine avait été dérouté par ce changement
imprévu de direction, fut prise par les Espagnols
dans le détroit ; ensuite la prolongation de la traver-
sée amena une aggravation sensible dans l'état des
malades; malgré les soins que leur prodigua La
Salle, sept ou huit hommes moururent, et lui-même^
miné par les soucis et la fatigue, dut s'aliter à son
tour : pendant plusieurs jours, il fut en proie à une
fièvre violente, accompagnée de délire ; il fut admi-
nistré et on lit même courir le bruit de sa mort, à la
grande joie des matelots, qui dansèrent et chantè-
rent toute une nuit sous les fenêtres de la maison où
il avait été transporté. Cette fois encore, il en
réchappa, contre toute attente; mais la convales-
cence fut longue et retardée sans doute par les mau-
vaises nouvelles qu'on dut lui apprendre : c'était,
outre la prise de la caiche, la désertion de plusieurs
de ses hommes, débauchés par les colons ou les fli-
196 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
bustiers; c'était le déplorable état sanitaire de la plu-
part des autres, qui avaient contracté, dans de mau-
vaises fréquentations, des maladies incurables;
aussi, à peine remis sur pied, il ordonna de réinté-
grer les navires et hâta les préparatifs de départ ; il
put compléter ses approvisionnements grâce aux
bons offices du gouverneur et de l'intendant de Saint-
Domingue, qui comprenaient mieux leur devoir que
Beaujeu ; après un séjour de près de deux mois au
Petit Goave, le signal du départ fut enfin donné.
La Salle n'était plus sur le Joly : Il avait jugé à propos
de prendre le commandement de V Aimable; souffrait-il
de n'être que le second sur le Joly ? ou se défiait-il du
capitaine de V Aimable ? Il est facile de se faire une opi-
nion à ce sujet en se reportant à la lettre qu'il écrivit
àBeaujeu pourlui annoncer sa détermination : « Les
t réflexions que j'ai faites surle péril que couraitmon
« entreprise, si VAimable se séparait de nous, ce qui
« peut difficilement ne pas arriver, à moins de veil-
« 1er soigneusement pour vous suivre et le besoin
t qu'elle m'a paru avoir d'un commandant en cas
« qu'elle fût attaquée, m'ont fait résoudre à entre -
« prendre de l'être moi-même pour n'être pas inutile,
a comme je le serais sur le Joly. » La Salle se
rappelle la perte de la caiche et il craint pour la flûte
le même sort ; au moins, si elle est attaquée, il la
défendra; si maintenant l'on veut bien se donner la
peine de lire entre les lignes de cette lettre, on verra
que La Salle se défie d'Aigron, comme de Beaujeu,
et qu'il prend ses mesures pour prévenir une trahi-
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE I97
son. Mais hélas ! il ne peut avoir l'œil sur les deux
à la fois ! Beaujeu est enchanté : c'était sans doute
ce qu'il voulait ; il répond à La Salle par une lettre
pleine de protestations de dévouement : « Il n'était
« pas besoin de me demander mon escorte : vous
.0 savez que je ne suis armé que pour cela: mais,
a pour plus grande sûreté, comme V Aimable ne va
« pas si bien que le Joly^ vous devriez porter les
« feux et je ferai route sur vous. Je ne manquerai
« pas au rendez-vous que vous me donnez et à me
« rendre par les 28 degrés £0 de latitude, si le mal-
« heur veut que nous nous séparions. » Ce serait
• très bien, si Beaujeu était sincère; mais le railleur
sceptique et jaloux ne^tarde pas à se trahir de nou-
veau : « En cas que nous soyons attaqués, je jugerais
< à propos que vous fissiez route avec la Belle^ car
« aussi bien n'êtes-vous pas envoyé pour vous
battne... »
Les trois bâtiments naviguant de conserve, après
avoir mouillé à Pile des Pins, longèrent la côte méri-
dionale de Cuba, relâchèrent de nouveau dans une
anse voisine du cap Saint-Antoine, puis entrèrent
dans le golfe du Mexique, vers la mi-décembre. Le
28, par les 28 degrés 40 environ de latitude, on
découvrit la terre dans la direction du nord-est ; on
était près de la pointe où sont les trois principales
bouches du Mississipi, mais déjà un peu au-delà,
dans l'une des petites baies qui se trouvent à l'ouest.
Depuis le départ de l'expédition du cap Saint-An-
toine, il s'était écoulé assez de temps pour la distance
198 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
approximative à parcourir. Malheureusement, La
Salle avait entendu dire à Saint-Domingue, et Beau-
jeu s'était plu à le lui répéter, qu''un fort courant qui
traversait le golfe du Mexique de l'est à l'ouest et
qu'il était par conséquent impossible d'éviter, entraî-
nerait infailliblement les vaisseaux vers le levant ;
si bien que La Salle se demandait si la baie où il se
trouvait n'était pas celle d'Apa,lache, située à plus
de 100 lieues de là. Pourtant, la longitude et la lati-
tude étaient à peu prés les mêmes que celles qu''il
avait jadis relevées à l'embouchure du Mississipi ; à
chaque instant, on voyait flotter de gigantesques
troncs d'arbres, qui avaient dû être charriés à la mer
par un grand fleuve voisin. Il fut donc convenu que
V Aimable et la Belle côtoieraient le rivage le plus près
possible, tandis que le Joly suivrait une direction pa-
rallèle, mais en se tenant plus au large, par les six
brasses d'eau. La Salle interrogeait des yeux la côte,
dont l'aspect réveillait en lui de vagues souvenirs ;
quelque chose lui disait que le Mississipi devait
être là-bas, derrière ces dunes qu'il apercevait à
l'horizon ; il envoyait explorer le fond des baies, où
y allait lui-même ; mais chaque fois ces tentatives
furent contrariées par le brouillard.
Le matin du 5 janvier, on fut surpris de ne pas
voir le Joly^ qu'on avait encore aperçu la veille au
soir, disparition d'autant plus inexplicable que, pen-
dant la nuit, on avait eu soin de placer un fanal au
haut du mât d'artimon et un autre au haut du bâton
d'enseigne. La Salle, convaincu qu'il ne pouvait tar-
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE I99
der à reparaître ou qu'il l'attendait un peu plus loin,
continua à longer la côte ; mais le Joly resta invisi-
ble, ainsi que les jours suivants. Le G, on arriva en
face d'une baie de 4 ou 5 lieues de largeur, dont l'en-
trée était en partie cachée par deux petites îles : « Il
« en sortait, dit l'abbé Jean Cavelier,un bon courant,
« avec des eaux boueuses, comme celles du fleuve
« Colbert » ; c'était un des bras du Mississipi, le
Bayou qui s'en détache a une soixantaine de lieues
dans les terres. Des hommes envoyés dans une cha-
loupe explorer la baie ne purent s'acquitter de leur
mission, à cause d'un nouveau brouillard qui s'éleva.
La Salle resta là plusieurs jours à attendre le /o/y,
qui ne se montra pas. Ah ! si le vaisseau avait été là,
La Salle n'aurait certes pas passé outre; maispourquoi
n'yétait-ilpas?...Et où était-il?. ..Il était meilleurvoi-
lier que V Aimable; il avait une excellente chaloupe
qui pouvait être envoyée en reconnaissance; La Salle
n'avait manqué à aucun de ses engagements, et
Beaujeu savait qu'il tenait à explorer de près ces
côtes, où de sérieux indices lui faisaient croire au
voisinage des bouches du grand fleuve. Un soupçon
cruel lui traversa l'esprit : si Beaujeu était reparti !
Il ne s'arrêta pas cependant à cette supposition ; il
aima mieux penser que le commandant du Joly avait
trouvé plus loin l'embouchure du Mississipi et qu'il
l'y attendait ; il se remémora tout ce qu'on lui avait
dit des effets du fameux courant; des cartes défec-
tueuses qu'il consulta achevèrent de l'induire en
erreur; d'ailleurs, il ne pouvait songer à remonter le
200 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
Mississipi, sans s'être concerté avec Beaujeu, qui
avait, sur le Joly^ ses soldats et une partie de ses
munitions. Il fallait, de toute nécessité, se mettre à
sa recherche et le retrouver, avant de songer à autre
chose.
U Aimable et la Belle continuèrent donc à longer
les côtes, dont les dunes émergeaientdansla brume.
Le 13, les deux chaloupes, furent envoyées à terre
pour faire de l'eau ; elles ne purent aborder, la mer
étant mauvaise ; mais elles ramenèrent neuf sauva-
ges qui étaient venus à elles, à califourchon sur un
tronc d'arbre, se tenant d'une main et ramant de
l'autre. Après les avoir fait fumer et manger, La Salle
essaya d'en tirer quelques renseignements ; malheu-
reusement, il ne connaissait pas leur langue ; il put
cependant comprendre qu'il y avait chez eux des
bisons et des poules d'Inde et, à quelque distanc-:». de
là, un très grand cours d'eau. On continua néanmoins
à avancer vers l'ouest. A l'embouchured'une petite ri-
vière, on s'arrêta de nouveau pour faire de l'eau. La
Salle envoyadans ce but une chaloupe montée par une
dizaine d'hommes; l'un d'eux s'étant égaré, les autres
revinrent sans lui ; ils furent mal accueillis par leur
chef, qui leur reprocha vivement cet abandon et les
renvoya le lendemain à la recherche de leur cama-
rade; ils le trouvèrent sain et sauf auprès d'un bon
feu qu'il avait pris la précaution d'allumer pendant
la nuit, espérant qu'il serait aperçu du navire ; il avait
à côté de lui des outardes et des cygnes qu'il avait
tués. Aussitôt qu'ils eurent, tous ensemble, rejoint
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 201
le navire, on remit à la voile ; mais au bout de quel-
ques heures, La Salle fit mouiller de nouveau : il
commençait à être inquiet et craignait de s'être trop
avancé, car « la terre gagnait toujours vers le Sud » ;
il se demandait s'il ne devait pas virer de bord,
quand, le 19, au matin, un navire tut signalé dans
la direction du sud- ouest. Dans la crainte que ce
ne fût un bâtiment espagnol, on se prépara au com-
bat ; mais bientôt on reconnut le Joly.
La Salle se rendit à bord du navire et eut une
■ entrevue orageuse avec le commandant ; celui-ci
paya d'audace en rejetant sur son rival la responsa-
bilité de la séparation, alors qu'elle n'était imputable
qu'à lui seul : nous ^vonr> déjà dit pourquoi. Nous
ajouterons ici que, dans le compte rendu de son
voyage adressé au ministre Seignelay, Beaujeu
passa sous silence ce fait, si important, au moins par
ses conséquences. Disons encore que, le 17 janvier,
les officiers et les pilotes du Joïy s'étaient presque
mutinés, affirmant que la flûte et la frégate étaient
certainement restées en arrière. Beaujeu fit taire les
mutins et leur signifia sa volonté de s'avancer jus-
qu'au 26' degré et demi. Il semble que son plan ait
été d'attirer La Salle au fond du golfe du Mexique,
pour l'abandonner ensuite, sans vivres, avec des
hommes démoralisés, sur une plage inhospitalière,
où il serait à la merci des sauvages et des Espa-
gnols; voilà pourquoi Beaujeu avait exagéré à La
Salle les effets du courant du golfe, pourquoi il s'était
séparé de lui. Maintenant encore, fidèle à son plan.
202 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
il lui propose d'aller chercher, vers le sud-ouest, un
havre où il puissedébarqueren sûreté la poudre, le fer
et les boulets quisont dans le vaisseau. La Salle répond
qu'il n'a pas le dessein a de s'affaler davantage vers
« le couchant, étant sûr d'être passé l'embouchure
« du Mississipi » ; et il demande à Beaujeu de le
ramener en arrière, à la baie qu'il a découverte le 6
janvier ; il lui offre des vivres pour quinze jours, ce
qui était fort raisonnable ; Beaujeu trouve que c'est
insuffisant; de plus, il réclame onze quintaux de
viande, du maïs, du vin, qu'il a, dit-il, prélevé sur
les vivres destinés à ses matelots pour nourrir les
soldats. Bref, ses exigences sont telles que La Salle
se décide à faire débarquer ses hommes du Joly : ils
marcheront, en suivant le rivage, jusqu'au premier
grand cours d'eau qu'ils trouveront. La côte est bor-
dée de lacs salés, véritables parcs à huîtres natu-
rels; La Salle croit qu'un bras du Mississipi se jette
dans ces lacs, et il date ses lettres « de l'embouchure
d'un des bras du fleuve Colbert », ou « de l'embou-
chure d'une rivière que je crois être une des déchar-
ges du Mississipi ». Après avoir enfin terminé ses
comptes avec Beaujeu et perdu là près de trois
semaines, il donne le signal du départ, le 9 février,
et, le 13, les trois bâtiments arrivent ensemble à l'en-
trée d'un chenal large et profond par lequel se
déverse le trop plein d'un vaste lac, qu'on aperçoit
par les échancrures des dunes ; sur le bord de ce
chenal, attendent déjà depuis deux ou troisjours les
hommes envoyés par terre. C'est là que La Salle
HISTOIRE DE CAVELTER DE LA SALLE 2o3
décide de s'établir provisoirement, convaincu que
c'est dans le lac que se jette le bras le plus occiden-
tal du Mississipi ; il croit, en effet, n'être qu'à 25 ou
30 lieues de l'embouchure principale du grand
tieuve. Ce qui contribue à l'induire en erreur, c'est
que la latitude est à peu près la même ; mais il se
trompe de plus de cinq degrés de longitude : il est à
l'ouest de la baie de Matagorday.
On fit pratiquer des sondages pour savoir si les
navires pouvaient entrer dans le chenal, il était
large et profond ; mais l'accès en était obstrué par
un vaste banc de sable, sur lequel il n'y avait guère
par endroits que neuf pieds d'eau à marée basse :
c'était peut-être tr<3p juste pour le Joly, mais plus
que suffisant pour la Belle^ qui entra sans difficulté
et alla mouiller à une demi-lieue de là, par cinq
brasses de profondeur. Quant à la flûte, qui dépla-
çait huit pieds et demi d'eau, l'avis unanime fut que,
avec de la prudence, on pouvait la faire entrer sans
danger. Cependant La Salle ofïrit à Aigron, s'il
craignait pour le navire, de faire transporter la car-
gaison par la Belle. Aigron, qui avait son idée,
répondit qu'il n'attendait qu'un ordre écrit pour
entrer. En présence de tant d'assurance, La Salle
n'hésita plus. Il prit toutes les précautions possi-
bles, fit sonder de nouveau et planter des bahses,
pour indiquer la direction à suivre; il fit transbor-
der sur des chaloupes les huit canons et ce qu'il y
avait de plus pesant, jusqu'à ce que le navire fût
jugé par le capitaine lui-même suffisamment allégé;
204 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
il envoya sur VAimable le pilote de la Belle, qui avait
déjà fait le voyage et dont Aigron refusa les servi-
ces, en disant qu'il n'avait besoin du secours de per-
sonne pour manœuvrer son navire. A toules les
observations, il répondait qu'il ferait entrer le Joly
lui-môme, que, d'ailleurs, il avait un ordre écrit de
La Salle, voulant sans doute dire par là que, quoi
qu'il arrivât, sa responsabilité était couverte. Le 20,
il fit dire à La Salle, retenu à terre par la nécessité
de repousser une incursion des sauvages, qu'il était
prêt, qu'il n'attendait plus que le signal convenu, un
grand feu qu'on alluma sur un monticule, à l'heure
de la haute mer. Dès qu'il aperçut la fumée, Aigron
appareilla. La Salle, qui observait la manœuvre du
haut du monticule, ne tarda pas à remarquer que
le capitaine gouvernait mal » et il ne put s'empê-
cher d'en faire la réflexion à ses gens. Son inquié-
tude redoubla, quand il entendit un coup de canon ;
c'était, en effet, le signal d'une catastrophe : VAima-
ble venait de s'échouer. Ce naufrage n'était pas le
résultat d'une simple maladresse, mais d'une abo-
minable trahison ; non seulement le capitaine ne
s'était pas guidé sur les balises, mais encore, tan-
dis qu'un matelot, placé en observation dans la
hune, criait d'aller au large, lui, commandait d'arri-
ver. Si même, lorsqu'il avait touché pour la première
fois, il avait mouillé une ancre, comme le voulait son
pilote, il aurait pu dégager le navire ; au lieu de
cela, dit un témoin oculaire, Joutel (1), • pour mieux
(1) Auteur d'une relation de cette expédition.
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 2o5
« assurer son naufrage, il avait laissé tomber la
« grande voile et mis la civadiêre^ afin de mieux
« arriver t. Et Joutel ajoute : « Suivant le rapport de
« tous ceux qui étaient sur le dit vaisseau, il n'y en
<t avait pas un qui ne crût la chose avoir été de
« dessein prémédité et faite à la main, ce que con-
« Armèrent les dépositions ultérieures du pilote,
« ainsi que celles des matelots. » Ce qui contribue
encore à établir la préméditation, c'est que Aigron
avait fait transporter sur le Joly ses effets et tout ce
qui lui appartenait, tout « jusqu'à ses confitures ».
Quand La Salle se fut convaincu que le navire était
irrémédiablement perdu, il s'occupa activement de
sauver le contenu. Ses efforts furent encore contra-
riés par la mauvaise volonté du capitaine Aigron
qui, de l'aveu même de Beaujeu, fît tout ce qu'il fal-
lait pour que la cargaison s'en allât à vau-l'eau. Par
surcroît de malheur, une violente tempête s'éleva et
on ne put guère sauver que quelques barils de farine
et de lard. Presque tout le reste devint la proie des
flots ou fut gâté par l'eau de mer : le vin, la plus
grande partie des viandes, les légumes, les ustensi-
les, les bardes^ les articles d'échange, une grande
partie du fer et du plomb, quatre pièces de canon,
les boulets, les grenades, etc. De plus, la chaloupe
de VAimable^ qui était attachée à la poupe et dans
laquelle on avait entassé à la hâte toute sorte
d'objets, fut entraînée à la dérive, par suite de la
rupture de l'amarre, accident qui parut suspect à
plusieurs. On la retrouva un mois après, échouée
aoG HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SAtLE
au fond d'une crique. La Salle fit rédiger un procès-
verbal, dans lequel étaient relatées fidèlement les
circonstances du naufrage de l'Aimable et l'envoya,
signé de lui et de dix autres témoins, au ministre
Seignelay. Il y joignit les dépositions des matelots
de la flûte, qui étaient tous persuadés * que le des-
« sein de leur capitaine avait été formé depuis long-
• temps », et une lettre dans laquelle il accusait
formellement Aigron de trahison. Beaujeu, qui vit
ces pièces et qui était chargé de les remettre à leur
destinataire, n'osa prendre la défense de son com-
plice et se borna à écrire à La Salle que son procès-
verbal était nul, « pour n'être pas dans les formes,
« parce qu'il y paraissait et s'était déclaré partie ». Il
est probable que Seignelay s'attacha plus au fond
qu'à la forme du procès-verbal, car, après en avoir
pris connaissance, il envoya l'ordre d'enfermer
Aigron à la tour de La Rochelle.
Le 12 mars, Beaujeu mit à la voile pour revenir
en France ; il pouvait être fier de son œuvre ; il
laissait La Salle sur une plage inhospitalière, avec
des hommes décimés par la fièvre et les mala-
dies, à peu près sans vivres. Comme si cela ne lui
suffisait pas, il eût voulu même l'y laisser sans
munitions : sous prétexte qu'il n'était pas dans un
port, il avait commencé par faire des difficultés pour
débarquer la poudre et surtout le fer, qu'on ne pou-
vait avoir, disait-il, a sans déranger les ancres de
rechange et tout Tarrimage ». Ensuite, il avait gardé
à fond de cale les boulets et quatre canons, quoi^
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 207
qu'ils fussent également destinés à La Salle. Outre le
capitaine Aigron, il ramena en France Tingénieur
Minet, dont le devoir était d'accompagner l'expédi-
tion jusqu'au bout et qui, à son retour, alla tenir
compagnie au capitaine de V Aimable^ dans la tour de
La Rochelle.
Quant à Beaujeu, il ne parait pas avoir été
inquiété ; peut-être même obtint-il sa pension, bien
que, en revenant, il eût laissé une galiote espagnole
s'emparer, sous ses yeux et à la portée de ses ca-
nons, de sa chaloupe montée par 17 au 18 hommes !
C'est que ce grand seigneur était un madré. L'hon-
nête homme qu'était La Salle et qui ne voulait être
habile qu'autant que l'habileté pouvait se conciHer
avec la droiture, fut joué par le courtisan retors et
sans scrupule. D'ailleurs, aigri par le malheur bien
plutôt que grisé par l'encens de la cour, ayant tou-
jours devant les yeux le spectre de la trahison, il
manquait de plus en plus de cette égalité d'humeur
si nécessaire à ceux qui sont à la tête de grandes
entreprises : cet homme, si courageux et si maître
de lui au milieu des dangers, se montra faible et
impressionnable dans ses rapports avec le comman-
dant du Joly ; il ne pouvait lui dire ce qu'il avait sur
le cœur sans s'emporter ; Beaujeu l'écoutait, un
sourire ironique au coin des lèvres, et laissait tran-
quillement passer l'orage ; puis, s'il était embar-
rassé pour se justifier, il tâchait d'amadouer La
Salle, protestait de son dévouement et de son admi-
ration pour lui ; en un mot, il savait si bien le pren-
20b HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
dre que celui-ci, non seulement était désarmé, mais
aurait presque fait des excuses à Beaujeu ; ce der-
nier arrivait toujours, en fin de compte, à se faire
décerner des témoignages de satisfaction, soit en
présence de tiers, qu'une certaine modération étudiée
prévenait en sa faveur, soit par lettres : ainsi, après
avoir accusé Beaujeu d'avoir causé la perte de la
caiche, accusation tellement fondée que le gouver-
neur des îles françaises des Antilles, de Cussy, la
reprit pour son compte, il se rétracta en quelque sorte
dans une lettre qu'il écrivit à Beaujeu et dans laquelle
il imputait « ce malheur » à l'imprudence du capi-
taine de la caiche. Même au moment de la sépara-
tion définitive, alors que la mesure était comble, Beau-
jeau réussit encore à se faire adresser par La Salle des
lettres approuvant sa conduite, lettres qu'il conserva
précieusement, pour le cas où la cour lui demande-
rait compte de ses actes.
XII
Derniers voyages et mort de La Salle
Situation critique. — C.uerre avec les sauvages. — A la recherche
d'ua emplacement favorable. — Un nouvel établissement. —
Une petite colonie. — Premier voyage de La Salle à la recher-
che du Mississipi. —Naufrage deZ.a Belle.— Deuxième voyage.
— Tentative suprême. — Maladresse de Moranger, neveu de
La Salle ; sa mort tragique. — Assassinat de La Salle. — Les
assassins s'enlre-tuent. — Epilogue. — Jugement sur La Salle.
La situation de La Salle était critique : il avait
perdu son meilleur navire et sa meilleure chaloupe,
la plus grande partie de ses vivres, de ses munitions
et de ses ustensiles. Il restait avec des soldats recru-
tés naguère par surprise ou par force, affaiblis par
les maladies contractées au Petit Goave, démora-
lisés et prêts à la désertion ou à la trahison, avec
des ouvriers qui ne valaient guère mieux et qui
étaient seulement bons pour la mangerie, dit Joutel ;
il avait des canons et point de boulets. Mais « cet
« intrépide enfant de la mauvaise fortune », comme
l'appelle Phistorien américain Parkman, ne connut
jamais le découragement. Sa résolution fut vite prise :
atteindre le Mississipi à tout prix. Il commença par
nouer des relations avec les sauvages des environs,
espérant obtenir d'eux des renseignements utiles ;
ils avaient des canots creusés dans des troncs d'ar-
bres, tout à fait semblables à ceux de certaines peu-
14
2IO HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALI.E
pladcs qui habitaient les rives du grand lleuvc ; de
plus, leurs mœurs rappelaient un peu celles des
Akansas et des Taensas ; comme eux^ en signe
d'amitié, après s'être frotté la poitrine avec leurs
mains, ils caressaient plus ou moins doucement
celle de leurs hôtes ; comme eux encore, pour
témoigner leur satisfaction ou leur respect, ils pous-
saient de petits cris ressemblant à des glousse-
ments. Malheureusement, ces sauvages, qui appar-
tenaient à la tribu des Clamcoëts, parlaient une
langue que ne comprenait point La Salle ; il ne put
en tirer aucun renseignement ; il voulut au moins
essayer d'obtenir d'eux quelques canots, dont il avait
le plus grand besoin.
Ayant appris qu'ils avaient trouvé des marchan-
dises, entre autres, des ballots de couvertures pro-
venant du naufrage de VAimable^ il envoya à leur
village son neveu, Crevel de Moranger, avec quel-
ques hommes, en leur recommandant de ne pas
reprendre brutalement les marchandises, mais de
négocier pour tâcher d'obtenir descanotsen échange.
Au lieu de suivre ces sages conseils, Moranger et ses
compagnons se présentèrent en armes et dans une
attitude menaçante aux indigènes, qui prirent la
fuite ; les Français, maîtres du village, non contents
de reprendre leur bien, firent main basse sur les pel-
leteries qu'ils trouvèrent et s'emparèrent même de
quelques canots, dans lesquels ils entassèrent leur
butin et s'embarquèrent eux-mêmes pouf regagner
le campement. Mais, surpris en route par la nuit, ils
HISTOIRE DE CAVELIPZR DE LA SALLE Î2II
descendirent à terre et se couchèrent. Ce fut là que,
pendant leur sommeil, ilsfurentsuri)ris parles sauva-
ges, qui les avaient épiés et suivis; deux d'entre eux
furent tués, deux autres blessés, dont Moranger ; le
pis de l'affaire, ce fut que La Salle, déjà aux prises
avec tant de difficultés, allait encore avoir à soute-
nir une guerre redoutable avec les sauvages. Juste-
ment inquiet, il se hâta de faire transporter tout ce
qu'on avait pu sauver du naufrage dans un lieu
facile à défendre et là, avec les débris du navire, il
fit construire un fort entouré de palissades.
Quand il fut à peu près achevé, La Salle partit
avec 40 ou 50 hommes et 5 canots à la recherche
d'un canton propre à la culture, où il pût fonder un
établissement durable. Il laissait au fort, sous le com-
mandement de Joutel, le reste de ses hommes, qui
furent fort éprouvés en son absence : le scorbut et la
fièvre jaune en firent mourir plusieurs ; l'un de ceux
à qui il tenait le plus^ nommé Legros, fut mordu par
un serpent à sonnettes en traversant, pieds nus, un
marais fangeux et ne put guérir, malgré tous les
soins dontilfut entouré ; enfin, les sauvages essayè-
rent, à plusieurs reprises, de surprendre le fort,
mais sans succès. Au bout de quelques mois, qui
parurent fort longs, vers le commencement de juin,
arriva Tordre de La Salle de faire transporter tout
ce que contenait le fort à l'emplacement qu'il avait
choisi. Cet emplacement était situé à une vingtaine
de lieues de là, sur une rivière qui se jetait au nord-
ouest du lac, ou plutôt de la baie, car, ce qu'ils
212 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
avaient d'abord pris pour un grand lac n'était qu'un
enfoncement de la baie de Matagorday, qu'ils nom-
mèrent baie Saint-Louis ; la rivière, aujourd'hui
Lavaca^ fut appelée rivière aux Bœufs, à cause des
nombreux troupeaux de bisons qui erraient dans les
environs. Le transport put s'effectuer par la Belle^
jusqu'à une pointe de terre qui se trouvait à mi-che-
min à peu prés ; à partir de là ; il fallut recourir aux
canots, car on craignait qu'il n'y eût plus assez de
fond pour la frégate. Quand il ne resta plus rien au
fort. Joutel prit le même chemin que les munitions et
les marchandises et rejoignit La Salle, dans la
seconde quinzaine de juillet. Deux de ses hommes
étaient enchaînés : voulant déserter, ils avaient
résolu, pour se procurer des fusils et de la poudre,
de tuer Joutel, qui ne se dessaisissait jamais des
clés de l'appartement servantde magasin ; ils avaient
été dénoncés par un de leurs camarades qu'ils
avaient voulu associer à leur criminelle tentative.
Le nouvel établissement était déjà commencé, sur
une hauteur d'où l'on découvrait un panorama ma-
gnifique, à une lieue et demie environ du fond de la
baie. Mais, pour les constructions projetées par La
Salle, il fallait aller chercher le bois dans une petite
forêt, éloignée de près d'une lieue. Il y conduisit,
pour abattre et équarrir les arbres, ceux de ses
ouvriers qui paraissaient avoir le plus d'aptitudes
pour ce genre de travail; hélas! ils étaient si mala-
droits et si inexpérimentés que, à chaque instant, il
était obligé de leur montrer comment s'y prendre;
HISTOIRE DE CAVKLIER DE LA SALLE 2l3
de plus, ces hommes, peu habitués au travail ou
débilités par les maladies et les fièvres, n'offraient
aucune résistance à la fatigue. 11 en était de même
pour ceux qui, n'ayant accusé aucune profession,
avaient été chargés du transport des arbres ; La
Salle avait beau se prodiguer, se montrer aussi dur
pour les autres que pour lui-même, l'ouvrage n'a-
vançait guère, et, pourtant, l'intérêt de tous exigeait
que l'établissement fût à peu près achevé avant
l'hiver, qui approchait. Trente hommes étaient déjà
morts, moins de fatigue d'ailleurs que des suites de
leur imprudence, ayant abusé, malgré la défense qui
leur en avait été faite, de fruits malsains, qu'ils trou-
vaient en abondance dans les bois. La Salle déses-
péré se décida alors, suivant le conseil de Joutel, à
faire venir, par eau, les planches et les poutres à
moitié vermoulues, qui avaient servi à la construc-
tion du fort de Grand Camp (c'était le nom qu'ils lui
avaient donné), et dont il fallait bien se contenter,
faute de mieux. Grâce à ces matériaux, deux mai-
sons purent être construites assez rapidement : la
principale était divisée en quatre pièces ; trois de ces
pièces servaient de logement, la première à La Salle,
la seconde aux Récollets, la troisième aux officiers ;
la quatrième devait tenir lieu de magasin. L'autre
maison ne comprenait que deux appartements, dont
l'un était réservé aux femmes non mariées. Quant
aux soldats et aux ouvriers, ils se construisirent des
cabanes autour des maisons.
Pendant les voyages que fit La Salle à la recher-
2t4 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
che du Mississipi, ce fut encore Joutel qu'il chargea
du commandement : il laissait à sa garde huit canons,
dont l'un avait été transformé en enclume, 200 fusils,
autant de sabres ou épées, cent barils de poudre,
trois mille livres de balles, des caisses d'outils, une
centaine de haches, etc. Quelques animaux domes-
tiques avaient été apportés de France : deux verrats
et des truies, qui se multiplièrent rapidement, un
bouc et une chèvre, un coq et une poule, etc. Nous
avons déjà vu qu'il y avait deux ménages, venus de
France, dont l'un comptait plusieurs enfants : il y en
eut bientôt un troisième, lorsque le lieutenant Bar-
bier eut épousé une des jeunes filles ; il y en aurait
même eu autant qu'il y avait de femmes, si les pers-
pectives ouvertes sur l'avenir avaient été moins som-
bres. Malheureusement, la siluation était peu rassu-
rante ; on était arrivé, il est vrai, à tuer des bisons
autant qu'on en voulait; on faisait des pêches mira-
culeuses ; on confiait des semis à la terre ; mais les
sauvages rôdaient, hostiles, autour de la petite colo-
nie, et il ne restait plus que 20 barils de farine pour
attendre une récolte exposée à beaucoup d'aléas.
Somme toute, si le sort des colons était peu
enviable, celui des voyageurs l'était encore moins :
La Salle était parti le dernier jour d'octobre, avec
l'intention d'explorer le nord et le nord-est de la baie,
dans l'espoir d'y rencontrer l'embouchure du bras
occidental du Mississipi. 11 devait longer la côte
avec cinq canots, tandis que la belle^ qu'il avait rem-
plie de provisions, se tiendrait au large, de façon à
HISTOTRK DE CAVELIKR DE LA SALLE Î2l5
ne pas s'échouer sur les bancs de sable. Comme des
sauvages se montraient sur le rivage dans une atti-
tude hostile, il descendit à terre, les poursuivit avec
la moitié de ses gens et ramena trois femmes pri-
sonnières ; à son retour, il trouva la plupart de
ceux qu'il avait laissés auprès des canots sérieu-
sement malades, et plusieurs moururent sous ses
yeux ; ils avaient profité de son absence pour man-
ger de CCS fruits pernicieux qui avaient déjà coûté
la vie à tant d'autres. De plus, six hommes qu'il
avait envoyés en canot faire des sondages devant la
Belle^ étant descendus à terre pour y passer la nuit,
furent surpris par les sauvages et tués jusqu'au der-
nier. Ne les voyant pas revenir, La Salle alla à leur
recherche et trouva les six cadavres sur le rivage.
Au chagrin que lui causa la mort de ses plus braves
compagnons, s'ajouta la déception de constater
qu'aucun cours d'eau important ne se jetait dans la
baie. 11 résolut alors d'aller chercher le Mississipi
par terre, en coupant au plus court à travers la langue
de terre qui s'avance au sud dans le golfe du Mexique.
Il choisit, pour l'accompagner, les vingt meilleurs de
ses hommes, qui ne prirent avec eux que le strict
nécessaire en provisions et en munitions ; il laissa
les autres, débauchés ou indisciplinés pour la plu-
part, sur la Bdle^ grave imprudence qu'il ne tardera
pas à regretter ; il est vrai qu'il ne croyait être
absent qu'une dizaine de jours ; mais son voyage,
contrarié par les pluies, dura beaucoup plus long-
temps : il fit route vers Test-nord-est, sans s'écarter
2l6 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
de la mer de plus de 40 ou 50 lieues, il franchit plus
de trente cours d'eau et traversa des pays qui firent
l'admiration de tous. Joutel prétend qu'il n'atteignit
pas € sa rivière » : il résulte, au contraire, d'un
procès-verbal de La Salle lui-même et d'une rela-
tion de l'abbé Jean Cavelier qu'il atteignit le Missis-
sipi, vers la mi-février ; il reconnut parfaitement le
grand fleuve et fit faire sur le bord un petit « réduit
de piquets ». Il avait eu la bonne fortune de rencon-
trer en chemin deux des sauvages alliés qui l'accom-
pagnaient en 1682, lorsqu'il descendit le Mississipi ;
restés, comme on l'a dit, chez les Akansas avec
deux autres, ils avaient été faits prisonniers au
cours d'une excursion et emmenés au village où La
Salle les rencontra : ils s'y étaient mariés et y
vivaient heureux ; ils accueillirent leur ancien chef
avec toutes les démonstrations de la joie la plus
vive, l'hébergèrent et lui procurèrent des guides, en
un mot, firent tout ce qu'ils purent pour faciliter son
voyage, au retour comme à l'aller. La Salle fit sa
rentrée à l'étabHssement, le 24 mars, avec quelques
hommes seulement, marcheurs infatigables comme
lui ; il en repartit aussitôt pour porter des secours
à ceux qu'il avait laissés en arrière et pour chercher
la Belle^ qu'il avait été surpris de ne pas apercevoir
du haut d'une colline d'où l'on découvrait tout le
fond de la baie. Son but était de s'embarquer dessus
pour gagner par mer l'embouchure du Mississipi,
qu'il savait maintenant où trouver.
Hélas! il comptait sans la fatalité, acharnée à sa
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 21 7
perte ; il eut beau explorer la baie : point de fré-
gate ! Qu'était-elle devenue ? On ne le sut qu'un
mois plus tard, par l'abbé Chefdeville, qui était
resté dessus : l'eau étant venue à manquer, cinq
hommes furent envoyés à terre avec la chaloupe :
on ne revit ni la chaloupe, ni les hommes ; deux
autres, qui voulurent s'aventurer sur un cajeu,
espèce de petit radeau, ne reparurent point non
plus. Le maître de la barque se décida alors à s'ap-
procher le plus prés possible du rivage, mais étant
ivre selon son habitude, il échoua la Belle sur un
banc de sable ; outre l'abbé Chefdeville et lui, qua-
tre personnes seulement échappèrent au naufrage.
En cherchant à regagner l'établissement, ils trou-
vèrent, échoué sur le rivage et à peu près intact,
un des canots de La Salle, qui s'en était allé na-
guère à la dérive ; après quelques hésitations, ils
se décidèrent à s'embarquer sur le frêle esquif, pour
traverser la baie ; ils rapportaient avec eux une
partie des effets et des papiers de La Salle (1), les
seules choses, ou à peu près, qu'on eût pu sauver.
Cette catastrophe devait avoir pour l'explorateur des
conséquences plus funestes encore que le naufrage
de VAimable : elle lui faisait perdre une quinzaine
(i) Nous ne savon? quels étaient ces papiers ni s'ils furent rap-
portés en France. Toujours est-il qu'il ne nous reste de La Salle
que plusieurs lettres, dont quelques-unes, fort longues, sont de
véritables relations de ses voyages, et deux caries, l'une, de la
presqu'île de Katarokouy etdes environs, l'aulre, de la Louisiane :
cette dernière est la première carte à peu près complète qui ait
été faite de l'Amérique septentrionale.
ai8 HisTomiî de oavklier de la salle
d'hommes, une bonne partie des ressources de toute
nature qui lui restaient ; elle lui ôtait tout espoir de
gagner par mer le Mississipi et de se ravitailler à
Saint-Domingue. Il est vrai qu'il avait été bien
imprudent, surtout après avoir eu à déplorer tant
de malheurs arrivés par la faute des autres, de lais-
ser son petit navire chargé, dans des parages dan-
gereux surtout en hiver, à la garde d'hommes qui
manquaient d'expérience et de conduite.
La Salle n'apprit ces détails qu'au retour d'un
second voyage : ayant acquis la certitude que la fîe//e
était perdue, il avait aussitôt changé ses plans, bien
décidé à lutter jusqu^au bout contre la mauvaise for-
tune : puisqu'il lui était désormais impossible de
gagner le Mississi[)i par mer, il fallait à tout prix
l'atteindre par terre, pour pouvoir communiquer au
plus tôt avec le fort Saint-Louis des Illinois. Donc,
dés le 28 avril, quelques jours avant le retour de
Chefdeville et des autres naufragés, il était reparti
avec 20 hommes ; ils emportaient chacun deux
livres de poudre, une livre de plomb, cinq livres de
farine, deux douzaines de couteaux, des alênes et
autres objets semblables, fort recherchés des sauva-
ges. Cette fois, il fit route vers le nord-nord-est ; les
voyageurs suivaient, quand ils étaient assez heu-
reux pour en trouver, des sentiers de bisons ; mais,
souvent, ils étaient obligés de se frayer, à coups de
hache, un passage à travers des forêts inextrica-
bles ; à chaque instant, ils étaient arrêtés par des
cours d'eau larges et profonds, parfois débordés.
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 9 10
qu'il fallait traverser, soit à la nage, soit dans des
canots de peaux ou sur des radeaux improvisés ;
ils franchirent ainsi la rivière aux Cannes^ voisine de
la rivière aux Bœufs, et qui se jette, un peu plus à
l'est, dans la même baie; une autre rivière, a large
comme la Seine devant Rouen », sans doute le Colora-
do, où périt un des compagnons de La Salle, entraîné
au fond par un crocodile, et àlaquelle ils donnèrent le
nom significatif de la Maligne ; puis une troisième
qu'ils nommèrent la Dure, et qui était probablement
un des affluents de droite du Rio Bravos ; enfin, ce
fleuve lui-même, qui fut appelé par eux rivière aux
Canots, parce qu'ils le traversèrent dans des canots
de peaux, et aussi rivière des Malheurs, pour diver-
ses raisons, entre autres, parce que La Salle avait
failli s'y noyer lors de son précédent voyage. Ils
arrivèrent enfin chez les Cenis, sur le cours supé-
rieur de la Trinité, conclurent un traité d'alliance
avec eux et, de là, poussèrent jusque chez les Asso-
nis, sur la rivière Rouge. Là, La Salle tomba ma-
lade de nouveau. Quand il revint à la santé, il eut la
douleur de constater que sa petite troupe était
réduite à huit hommes. Des douze qui manquaient
à l'appel, les uns, à qui il avait permis d'aller
faire la traite dans les villages voisins, s'étaient
égarés, peut-être volontairement ; les autres avaient
été tués par les sauvages, ou plutôt avaient déserté,
séduits par les mœurs voluptueuses et la vie facile
des indigènes. 11 dut revenir sur ses pas : il ramena
cinq chevaux, achetés pour des haches à une tribu
220 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLK
voisine : douze hommes en moins, cinq chevaux en
plus, tels étaient les résultats d'un pénible et péril-
leux voyage de dix mois.
La Salle se prépara à un suprême effort ; l'heure
n'était plus aux entreprises belliqueuses ni aux pro-
jets grandioses : il fallait songer au salut. Bien que
son dernier voyage n'eût pas abouti, il savait néan-
moins que, lorsqu'il avait été arrêté par la maladie,
il se trouvait sur un affluent du IMississipi ; en sui-
vant le même chemin, il était donc sûr d'atteindre
le grand fleuve ; l'abbé Jean Cavelier le remonte-
rait, pour se rendre au Canada et de là en France,
afin de chercher des secours ; en passant par le fort
Saint-Louis des Illinois, il demanderait à Tonty
l'argent nécessaire pour les frais du voyage. Quant
à lui, il se proposait de revenir à la baie, ne voulant
pas abandonner les colons. Il fut forcé d'ajourner
son départ par une nouvelle maladie, retour offen-
sif, provoqué par la fatigue et le surmenage, d'une
hernie qu'il avait eue dans sa jeunesse ; un moment,
on craignit pour sa vie ; mais il était écrit que La
Salle ne mourrait pas de maladie ; au commence-
ment de 1687, il était sur pied et, bien que faible
encore, prêt à se remettre en route. Comme Joutel,
cette fois, devait être du voyage, ce fut le lieutenant
Barbier, nouvellement marié, qui fut désigné pour
le remplacer ; avec lui restaient une vingtaine
de personnes, en comptant les femmes. La Salle
emmenait seize hommes ; la séparation eut lieu le
12 janvier, après des adieux touchants, car, de part
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 221
et d'autre, on craignait de ne plus se revoir ; les
voyageurs prirent la même direction que l'année
précédente ; les chevaux rendaient de grands servi-
ces, quoique l'abbé Cavclier les eût fait charger de
dix vêtements à lui appartenant. On cheminait len-
tement, par des sentiers de bisons, rencontrant ça
et là des sauvages isolés ou on troupes, que La
Salle traita avec beaucoup de bienveillance, afin de
les rendre favorables aux colons de la baie. On
revit successivement la rivière aux Cannes, «la Mali-
gne, la Dure, la rivière aux Canots, etc.
Vers la mi-mars, La Salle se trouvait sur le terri-
toire des Cenis, à peu de distance de la rivière
Rouge. Il se rappela que, à deux lieues de là, il
avait caché du blé d'Inde, lors de son précédent
voyage ; il l'envoya chercher par sept ou huit hom-
mes, parmi lesquels le chirurgien Liétaud, un
nommé Duhaut, le Chaouanon, etc. Ils trouvèrent le
maïs complètement pourri et jugèrent inutile de le
rapporter ; mais, comme ils s'en revenaient, Nica,
excellent chasseur, tua deux bisons ; un homme
alla en porter la nouvelle à La Salie, qui, le lende-
main matin, 17 mars, envoya Moranger et deux ou
trois autres, avec des chevaux, chercher la viande.
En arrivant, Moranger, celui-là même qui, par sa
maladresse, avait déjà attiré aux Français l'hostilité
des indigènes, aperçut Duhaut et ses compagnons
qui, après avoir dépecé les bisons, étaient en train
de faire griller les os à moelle et « autres issues »
pour les manger entre eux : c'était, paraît-il, la cou-
222 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
tume. Au lieu de les laisser faire, Moranger leur
arracha brutalement ces victuailles en les invecti-
vant : sa mort fat aussitôt résolue par Duhaut, qui
avait depuis longtemps des griefs contre lui, et par
le chirurgien, qui l'avait jadis soigné avec beaucoup
de dévouement et s'en voyait si mal récompensé ;
trois de leurs camarades tirent cause commune avec
eux. Ils attendirent la nuit pour perpétrer leur atten-
tat ; pendant son sommeil, Moranger fut tué net
d'un coup de hache par le chirurgien lui-même ; un
domestique dévoué de La Salle et le fidèle Chaoua-
non Nica subirent le même sort : leur unique tort
était d'être trop attachés à leur maître.
Ce triple assassinat devait fatalement en entraîner
au moins un quatrième : étonné de ne voir revenir
ni son neveu Moranger, ni aucun des autres, La
Salle avait passé la journée du 18 dans l'inquiétude ;
il était en proie à de tristes pressentiments ; il
demanda même à Joutel s'il n'avait point entendu
« machiner quelque chose contre lui b. Le 19, de
grand matin, il partit avec le père Douay à la
recherche de ses hommes ; il était armé d'un fu-
sil et d'un pistolet ; après avoir marché assez
longtemps, ils aperçurent une troupe d'aigles qui
planaient dans les airs ; ils en conclurent que l'en-
droit où les bisons avaient été tués et dépecés était
peu éloigné. La Salie tira un coup de fusil, espérant
qu'on y répondrait. Ce coup de fusil signala sa pré-
sence aux conjurés ; ils se mirent en embuscade
dans les hautes herbes et bientôt ils l'aperçurent qui
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 223
vouait droit à eux, sans prendre garde, sans même
avoir rechargé son arme. Presque à bout portant,
Duhaut lui envoya une balle en pleine tête ; La
Salle tomba sans pousser un cri. Ses meurtriers
insultèrent à son cadavre, qu'ils dépouillèrent et traî-
nèrent entièrement nu dans les halliers^ où il servit
de pâture aux oiseaux de proie et aux loups.
Les assassins et leurs complices, après avoir fait
grâce de la vie au père Anastase Douay, qui trem-
blait de pçur, rejoignirent Joutel et les quelques
hommes restés avec lui, et s'érigèrent en maîtres.
Joutel et l'abbé Cavelier, impuissants à les punir et
comprenant l'inutilité des reproches, se résignèrent
à les suivre. La petite troupe continua sa route vers
la rivière Rouge, pour gagner le Mississipi et le fort
Saint-Louis. Mais bientôt un des conjurés, nommé
James, anglais d'origine, ayant rencontré quelques-
uns des déserteurs de l'année précédente qui lui
avaient fait un tableau séduisant de la vie facile et
voluptueuse des Cenis, manifesta l'intention de res-
ter avec eux et demanda à Duhaut et au chirurgien
de lui remettre sa part des dépouilles de La Salle.
Sur leur refus, il les étendit raide morts de deux
coups de pistolet, puis il se retira chez les sauvages;
son exemple fut suivi par quelques autres ; un autre
entin se noya en passant une rivière ; seuls, Joutel,
l'abbé Cavelier, le père Anastase Douay et deux
autres purent atteindre le Canada, après avoir été
secourus et fêtés par les Akansas, les Illinois et les
Chaouanons, en souvenir de La Salle, dont la mé-
224 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
moire était restée chère à tous ces peuples et dont
on avait jugé à propos de leur cacher la mort ; on la
cacha même à Tonty, qui commandait toujours le fort
Saint-Louis des Illinois, et au gouverneur du Canada;
ce fut Seignelay qui apprit le premier la triste nou-
velle, de la bouche de l'abbé Jean Cavelier.
Cette discrétion excessive causa la perte des
colons de la baie Saint-Louis : Tonty, qui venait de
faire un voyage au golfe du Mexique pour chercher
La Salle, aurait sans doute pu les secourir, s'il avait
été prévenu à temps. Abandonnée à elle-même, la
petite colonie ne put résister longtempsaux sauvages,
qui tuèrent les hommes et même les femmes ; ils
n'épargnèrent que les enfants, qui tombèrent plus
tard entre les mains des Espagnols du Mexique,
ainsi que les Français restés chez les Cenis.
Ainsi périt, à l'âge de 43 ans, le héros de la Loui-
siane, l'une des plus remarquables figures de ce
xvn« siècle, pourtant si fécond en grands hommes.
Il eut des défauts, on ne saurait le nier; lui-même
les a reconnus dans une page d'une naïveté char-
mante : « Si je manque, disait-il, d'ouverture ou de
« caresses pour ceux que je fréquente, c'est unique-
« ment par une timidité qui m'est naturelle et qui
« m'a fait quitter plusieurs emplois où j'aurais pu
a réussir sans cela, mais auxquels me jugeant moi-
« même peu propre à cause de ce défaut, j'ai choisi
« une vie approchante à mon humeur solitaire, qui
n'a pourtant rien de rude pour mes gens, quoique
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 225
« jointe au séjour avec les sauvages, elle me rende
« peut-être moins poli et moins complaisant que l'air
« de Paris ne le demande. Je crois bien qu'il y a de
« Pamour-propre de mêlé... » La Salle ne se trom-
pait pas, il y avait en lui de Pamour-propre ou, plus
exactement, de l'orgueil : c'est cet orgueil, autant
que sa timidité, qui le poussa à se soustraire à la
règle des Jésuites d'abord, à la tutelle des Sulpiciens
■ensuite ; il n'était pas fait pour obéir, mais pour com-
mander ; il voulait être le maître et exercer l'autorité
sans partage et presque sans contrôle. Dominé par
ce sentiment, il chercha, comme on dit, à faire grand
et perdit trop de vue la modicité de ses ressources ;
déplus, ses premiers succès lui inspirèrent une con-
fiance exagérée en son étoile, d'où vint peut-être
qu'il manqua souvent de prudence et de circonspec-
tion. S'il faut en croire les moralistes, la timidité et
l'orgueil font assez bon ménage ensemble et engen-
drent l'inégalité d'humeur : ce fut, ainsi que nous
Pavons vu, un autre défaut de La Salle, au moins
dans les dernières années de sa vie.
Mais nul n'eut à un plus haut degré que lui les
qualités qui font la vraie grandeur d'âme : indépen-
dance de caractère, dignité dans la vie privée, fran-
chise, dédain profond pour tout ce qui attire les âmes
vulgaires, et surtout pourPargent ; il mit son ambi-
tion, non pas à devenir plus riche que les autres,
mais à mieux servir son pays et à acquérir plus de
gloire. Dans la poursuite de ce double but, il fut
admirablement servi par un jugement sur, un esprit
3526 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE
vif et une facilité d'assimilation qui lui permit, eu
peu de temps, d'apprendre sept ou huit langues de
sauvages et de s'initier aux arts et aux métiers les
plus variés, par une humeur aventureuse , qui rap-
pelait celle de ses ancêtres, les rois de la mer, par
une énergie morale, qui n'avait d'égale que son éner-
gie physique, par un courage qui n'a jamais été sur-
passé. Grâce au prestige de ces qualités, joint au
prestige de la force et de la beauté, — car il était
taillé en géant et avait le visage expressif et bien
fait — il a subjugué, plutôt qu'il n'a vaincu, il a fas-
ciné les sauvages! Il n'a pas, comme les Cortez et
les Pizarre, laissé derrière lui une longue traînée de
sang, et c'est probablement, chose triste à dire, ce
quianui à sa célébrité. Et pourtant, ii aurait plus fait
pour la France qu'aucun des conquistadores espagnols
n'afaitpour sapatrie,s'il avait étésoutenu par son sou-
verain, si seulement une habile politique avait su
recueillir les fruits de sa lutte de vingt années contre
la nature et la barbarie. Mais il a fait plus qu'eux
pour la civilisation, à laquelle il a ouvert l'immense
vallée du Mississipi, devenue un des foyers les plus
actifs et les plus brillants de la science et de l'indus-
trie ; nous serions en droit de dire à la grande répu-
bhque américaine, désormais appelée à jouer un
rôle si important dans la politique internationale :
« Ce n'est pas seulement votre indépendance, ache-
• tée du meilleur de notre sang, que vous nous
• devez ; c'est la plus belle et la plus riche partie de
« votre patrie elle-même ; nous n'avons pas seule-
HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE a2J
i ment donné à votre peuple la liberté politique, il
t nous doit jusqu'au berceau où il a grandi !... > Il
est vrai qu'ils pourraient nous répondre : « Français,
« nous nous en souvenons au moins aussi bien que
€ vous : nous avons donné le nom de La Salle à une
I de nos villes ; nous pourrions vous montrer des
• statues de ce grand découvreur, et son portrait fait
fl bonne figure au capitole de Washington, à côté
€ de celui de Christophe Colomb ! »
FIN
ADDENDA
L'auteur s'est surtout servi, pour écrire cette histo'ire,
de documents contemporains de La Salle, tels que lettres,
relations, mémoires, actes officiels, etc. Ces documents,
d'une authenticité indiscutable, ont été réunis par M. P.
Margry dans son ouvrage intitulé : Mémoires et doeu-
ments pour servir à Vhistoire des Origines françaises
des pays d'outre-mer. Paris, 1879-88, 6 vol. gr. in-8°.
Maisonneuve, éditeur.
De plus, il a consulté, entre autres ouvrages :
Histoire de la colonie française en Canada, par l'abbé
Faillon. J. Lecofïre, éditeur.
Caçelier de La Salle de Rouen, par G. Gravier. Paris,
1871. Maisonneuve, éditeur.
Nouvelle étude sur Caçelier de La Salle. Conférence à
la Société libre d'émulation, etc., par G. Gravier, i885.
Maisonneuve, éditeur.
P. G.
Arcis-sur-Aube. — Imprimerie Léon Frémokt, place de la Halle.
=J
HISTOIRE
DE
GJlVEIilEIl DE L|l SJlLIîE
EXPLORATION ET CONQUETE
BASSIN DU MISSISSIPI
D'après les Lettres de La Salle,
les Relations présentées à Louis XIV en son nom. les Relations
de plusieurs de ses compagnons de voyage
les Actes ofllclels et autres Documents contemporains
[PAR
P. CHESNEL
Professeur Agrégé de l'Université
PARIS
Cibratric î)c*î cinq pariied hu Miont^e
J M AISONNEUV]Er ÉDITEUR
.?, Rue du Sabbi, PARIS (Vl^f-
'^ 1901
LIBRAKV
OF THE
UNIVERSITY OF ILLINOIS
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^rîi
JEAN KiilSONNEUYE 4 FILS
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. BOban (Eugène). Documents pour servir à l'Histoire du Mexique. Catalogue raisonné
de la collection de M. E. Goupil, ancienne collection Aubin. Manuscrits ^figuratifs et
autres sur papier indigène d'agave mexicana et sur papier européen, antérieurs et posté-
rieurs à la conquête du Mexique, xvi« siècle. Avec une introduction de M. E. Goupil et
une lettre-préface de M. Auguste Génin. Paris, 1891,2 vol. gr. in-8» brocliés. avec
2 portraits et un atlas in-fol. obi. de 80 pi. en phototypie dans un cart. perc. 100 fr.
JBft>sàeur de, Boarbourg:. Bibliothèque Mexico-Ojiatéhaeiense, précédée d'un eoijp
«"céiJfcsurdes; ilacies américaine? dans leurs rapports Mec fès éludp? cljissiqnesj ft s^i»!
In, tableau, i^r «rdre alphabétique, des ouvrages de Jinguislique américaine cajolinus
"Tlaffs le même volume. Paris, 187J . gr. in-8», br., JtLiii-183 pages ^2 fr.
— Recherches sur les ruines de Palenqué et sur les origines de la civilisation au Mexi(nie'.
Paris, s. d., in-4'', br., xxi-84 pages 25 fr.'
— Jîisloire des nations civilisées du Mexique et de l'Amérique centrale, durant les siècles
antérieurs à Chr. Colomb, écrite sur des documents originaux et entièrement inédits,
puisés aux anciennes archives des indigènes. Paris, 1857-58, 4 vol. gr. in-8°. br.,
carte, xcii-2599 pages "iO fr.'
— S'il existe des sour$es de l'histoire primitive du Mexique' dans les monuments ésrypliens,
et de l'histoire primitive de l'ancien monde dans les monuments américains ? /'am,
1864, in-8°, br. , 146 pages g fr'
— Quatre lettres sur le Mexique : Exposition absolue du système hiéroglyphique mexi-
cain. La fin de l'àgo de pierre. Epoque glacière temporaire. Commencement de l'âge
de bronze. — Origines de la civilisation et des religions de l'antiquité d'après le Teo-
amoxtli, etc. Patns,-i8&8, in-S", br., |64 pages. . . . • ,, . 25 fr.
Cartier (le capitaine Jacques). Relation originale du voyage iait en 1534 par le capi-
taine Jacques Cartier aux Terres Neuves de Canada, Norembergue, Labrador et pays
adjacents, dite Nouvelle-France, publiée par M. Michela>*t. Avec description du manoir
dej. Cartier et \we deuxième série de documents inédits sur le Canada, publ. par A.
Raué. Paris^ 1867, pet. .in^», br., avec cinq gravures sur bois. Papier vergé. 15 fr.
— Discours du 'voyage fait (en 1534) par le capitaine Jacques Cartier aux Terres Neuves
du Canada, Norembergue, Hochelage. Labrador et pays adjacents, dite Nouvelle-France.
Publié par H. Miohklant. — Documents inédits sur Jacques Cartier et le Canada, com-
muniqués par A. Ramé. Avec 2 grandes cartes. Paris, 1865, pet. in-8», br., 14, vii-71
et 53 pages. Papier vergé 15 fr.
— Le même ouvrage. Paris, 1865, pet. in-8°, br. Papier Whatmann 20 fr!
— Bref récit et succincte narration de la navigation faite en 1535 et 1536 par' le capi-
taine Jacques Cartier aux îles de Canada, Hocbolaga, Saguenay et autres. Réimpres-
sion figurée de l'édition originale rarissime de 1545, avec les variantes des manuscrits de
la Bibliothèque impériale. Précédée dune brève et succincte introduction historique par
M. D'AvEZAC. Paris, 1863, pet. in-S», br. Papier vélin 15 fr.
Gbamplain. Carte de la Nouvelle-France, augmentée depuis la dernière, seruant à la
nauigation faicte en son vray méridien, par le S"' de Champlaim. Paris, 1632, 2 feuilles
in-folio atlantique. (Fac-similé.) 40 fr.
— Carte géographique de la Nouvelle Franco faicte par le sievr de Champlain saincton-
geois, capitaine ordinaire povr le Roy en la Marine, faict leu 1612. Dauil Pelletier
fecit {Paris, 1878), 2 feuilles in-folio (fac-similé). 40 fr.
— Mémoire à la requête de Chamolain pour la continuation du payement de sa pension,
publiée par G. Marcel. Paris, 1886, pet. in-S", br., 29 pases 5 fr.
— Le même tirage in-4», à 15 exemplaires sur papier vélin ancien 12 fr.
Colomb (Christophe). Caria de Cristobal Colon enviada de Lisboa a Barcelona en
marzo de 1493. Nueva edicion critica : conteniend? las variantes de les differ.-ntes textes,
juicio sobre estos rellexiones tendentes a monstrar aquien la carta fue escrita, y varias
otras noticias, pour Varnhagen. Viena. 1869, pet. in-8°, cart., xxxv-51 pages. ' 18 fr.
— International des Américani«tes, 1875-76, 1" session tenue à Nancy. Paris, 1876,
2 vol. in-8", br.. chacun de près de 500 pa.:;es, avec cartes, plans, etc." 25 fr.
— International des Américanistes. Compte-rendu de la seconde session (Luxembourg,
1877). Paris, 1878, 2 vol. in-8», br 25 fr.
— International des Américanistes. Compte-iendu do la 3« session. Bruxelles, 1879,
2 beaux volumes in-8°, brochés, de 679 et 835 pages (nombr. planches et cartes),
accompagnés d'un Atlas petit in-folio de 40 planches, en couleurs . . 25 fr.
Gaffarel (Paul). Hi.«toire du Brésil français au xvi» sièele. Paris, 1878, in-8», br.,
512 pages et 3 cartes 8 fr.
Cayangoa (Don Pascual de). Cartas y relaciones de Hernan Cobtés al Emperador
Carlos V Colegidas y illustradas. Paris, 1866, in-8», br., de li-575 pages 20 fr.
Gravier (G.). Vio de Samuel Cliamplain, fondateur de la Nouvelle-France (1567-1635).
Un vol. petit in S», br., de xxvi-o73 pages, avec un portrait et un fac-similé rfè la
carte.de Cbamplain de 1015 ." 20 fr.
— Découverte de l'Amérique par les Normands au x' siècle. Paris, 1873, pet. in-i", br.,
xxxu-250 pasTe*, 3 carte» 7 fr. 50
— Elude sur une carte inconnue : la première dressée par Lolis Jouet, en 1674, n^iff/i
son exploration du Misfissipi avec le P. Jacques Marquette en 1673. '^aris, 1880, pet.
in-^», br. , lac-simile colorié Je la carte 5 fr.
— Les .Normands sur la route des Indes. Rouen, 1880, pet. in-l". br ^. '•'•
— Allocution faite a la Société de géographie sur la 2" session du Congrès des Amërvpa-
nistes. Paris, 1877, pet. in-4"> br ^ .^'"-
— Recherches sur les navigations euiopèennes faites au moj en-âge aux côtes occiden-
tale* d'Afrique, en dehors des navigations portugaises du xvi" siècle. Paris, 1878,
in-8», br 3 fr. 50
— Découverte et établissements de Cavklier de la Salle de Rouen, dans l'Amériqu^ du
Nord (Lacs Ootaiio. Erie, lluron, Michigan, Texas, Vallées de l'Ohio et du Missi-slpi).
Paris, 1870, un beau vol. gr. in-S", br., planches et cartes 15 fr.
— Cavelier de la Salle de Rouen. Paris, 1871, irr. in-S", br., portrait 4 fr
— Nouvelle étude sur Cavelier de la Salle. Rouen, 1885, br 5 fr.
— Notice sur Jean Vauquelin de Dieppe (le héros de Louisbourg et de la Pointe aux
Trembles), lieutenant de vaisseau (1727-1764), d'apr. Faucher-de-Saint- Maurice.
Rouen. 188.5, in-4°, br 3 fr.
— Les voyages de Giovanhi Verbazano sur les côtes d'Amérique avec des marins nor-
mands, pour le compte du Roi de France eu 1524-1528. Rouen, 1898, in-8°, br. 2 fr.
— Les anciens normands ciiei eux et eu France, ifoaen, 1898, in-8'>, br .;. 3 fr.
— Auiiuslin Beaulieu, naviirateur Roueuuais, 1589-1637. Rouen, 1897, in-S", broché.
2 fr. 50
Carte des grands lacs de l'Amérique du Nord dressée en 1670 par Bréham de Gallinée,
Missionnaire Sulpicien. Rouen. 1895. in-8» br., 27 pages, 1 carte 3 fr.
— Voyage d'exploration de B. Capkllo et R. Ivkns en 1867-1879 dans l'Afrique sud-
occidentale. Traduit et abrégé du Portuirais. Rouen, 1881, in-S", br 3 fr.
— Congrès international de géographie. Venise. 15-22 septembre 1881. — Rapport à la
Société normande de géographie. Rouen, 1882, in-8», br 2 fr. 50
— Notice nécrologique sur Kael Wkvprkchi, Découvreur de la Terre François-Joseph.
Rouen, 1882, in-8», br .^ 2 fç.
— Un village normand sous l'ancien régime. Paris, 1886, in-8», br ... 3 fr. 50
llachard (Madeleine). Relation du voyage des Dames Ursulines de Rouen à la Nou-
velle-Orléans, parties de France le 22" février 1727'set arrivées à la Louisiane 1è'23
juillet de la même année. Nouvelle èdil. accompagnée d'une introduction et de notes
par G. Gravibb. Paris, 1872, petit in-4», papier de Hollande, Liv-122 pages. . 35f».
Histoire de la Nation mexicaine, depuis le départ d'.Aztlan jusqu'à l'arrivée des conqué-
rants espagnols (et au delà de 1607). Manuscrit lignratif, accompagné de texte en langue
nahuati ou mexicaine, suivi d'une traduction en français par feu J. M. A. Au.Bis.Re-
Ïroduction du Codex de 1576 appartenant à la collection de M. Kugèno Goupil. Paris,
893, petit in-8» carré, fig. et pi. en couleur, broché 15 fr.
Publié par Eugène Boban.
Leelerc ((^h.). Bibliotheca Americana. Catalogue raisonné d'une très précieuse collec-
tion de livres anciens et modernes sur l'Amérique et les Philippines, cla.'»«és- par ot-dre
alpliabétique de noms d'auteurs. Paris, 1867, in-S", br • . . '^ '•"•
— Bibliotheca Americana. Histoire. Géographie, Voyages Archéologie et Linguistique
«les lieux Amériques et des îles Philippines. Paris, 1878, un beau vol. Jù-8», br., de
Vx-737 pages avec un Index alphabétique des noms des auteurs ,. 15 fr.
— Bibliotheca Americana. Suppléukmt N»» 1 et 2. Paris, 1881-87, 2 parties in-8°. br.
6 fr.
LescarbOt (.Marc). Histoire de la Nouvelle-France, contenant les navigations, ,d,^eou-
•vertes et habitations faite» par les Français aux Indes Occiaentales et Nouvelle-France.
Avec les Muses de la Nouvelle- France. Par Marc Lescarbot. Nouvelle édition. Paris,
1866,3vol. pet. in-8», br., xx-958 pages, avec 4 cartes, papier vélin 30 fr.
Réimpression de l'édition très rare de 1612.
Marcel (Gabriel). Factum du procè» entre Jean de Biencourt, sieur de Poutrlncovtt'*!
les PP. Biard et Massé, jésuites (1614). Publié avec une introduction par G. Marcel.
Paris, 1887, io-4», br., xix-91 pages. Tiré a 80 exemplaires numérotés sur papier vergé.
20 fr.
— Cartographie de la Nouvelle-France. Supplément à l'ouvrage de M. Barrisse, publié
avec des documents inédits. Paris, 1885, in-8», br., 41 pages, papier vergé 3 fr.
114 naioéros qui ne figurent pas ou qui sont mal décrits dans les Notes sur la
Nouvelle-France.
— Mémoire en requête de Chauplain pour la continuation du paiement de sa pen'ion.
Paris, 1886. ie-i2 br., 29 pages. Papier ffe Hollande 5 fr.
Trié à 150 exemplaires numérotés et parapliés.
— Le même ouvrase sur papier vélin ancien ) 2 fr.
Tiré à 15 exemplaires numérotés et paraphés.
Margry (P.). Les Navigations françaises et la révolution maritime du xiv" au xvi« siècle,
d'après les documents inédits tirés de France, d'Angleterre. d'Espagne et d'Italie.
Paris, 1867, pet. in-8", br. , papier vélin, 4415 pasres et 2 planclies 10 fr.
— Mémoires kt Documents pour servir a l'histoire des Origines françaises des pats
d'outrb-mer. — Découvertes et Etablissements des Français dans l'ouest et dans le sud
de l'Amérique septentrionale (1614-1754). Mémoires originaux et inédits recueillis par
PiKBRK Marort. Paris, 1879-88, 6 volumes gr. in-8" Jésus avec cartes et portraits.
105 fr.
Les tomes IV, V, VI, se vendent séparément, chaque volume 20 fr.
— Le même ouvrage, tiré sur papier vergi' de Hollande (25 exempl. seulement sur ce
papier : portraits avant la lettre) 150 fr.
Tome I. Voyage des Françai* sur les grands lacs. Découverte de l'Ohio et du
Mississipi (1614-1684). 618 pages, portrait de Caveller de la Salle, par Waltner.
Tome II. Lettres de Cavelier de la Salle et correspondance relative à ses entre-
prises, 617 pages et carte.
Tome m. Recherches des Bouches du Mississipi et voyage de l'abbé Jean Cave-
lier à travers le continent, depuis les côtes du Texas jusqu'à Québec (1669-
1678), 556 pages, carie.
Tome IV. Découverte par mer des Bouches du Mississipi et Etablissements de
Lemoyno d'iberville sur le srolfe du Mexique (1694-1703), lxxu-653 pages, por-
trait d'Iberville par Laguillermie.
Tome V. Première formation d'une chaîne de poste entre le fleuve Saint- Laurent
et le golfe du Mexique (1683-1724), clx-697 pages et une planche de fac-
similés des signatures de 38 chefs indif-ns.
Tome VI. Exploration des affluents du Mississipi et découverte des Montagnes
rocheuses (1679-1754), xix-759 pages et portrait de Lemoyne de Bienville par
LagiiilleiTtiie.
Peclor (D.). Notes sur l'américanisme. Quelques-unes de ses lacunes en 1900. Préface du
D"- E.-T. hAMT. Paris, 1900. Un vol. in-8» broché, de vi-242 pages 20 fr.
Penaflel (Antonio'''. Memoria sobre las aguas potables de la capitale de Mexico. J/eiiCO,
1884, in-4'>, vii-218 pages et 8 pi 5 fr.
PetitOt (E.). Traditions indiennes dn Canada Nord-Ouest. Paris, 1886, pet. in-S" écu,
de xviii-521 pages, cart. et non rogné 5 fr.
Tome X.XIIl de la collection des Littératures populaires de toutes les A'ations.
Safifard (le Père Gabriel). Histoire du Canada et voyage que les Frères mineurs Recol-
lets y ont fait la conuersion des infidèles, diuisez en quatre liures, on est amplement
traicté des choses principales arriuees dans le pays depuis 1615 jusqu'à la prise qui en a
esté faicte par les Anglois ; avec un Dictionnaire de la langue huronne. Nouvelle
édition, avec une notice sur Gabriel Sagard Théodat, par E. Chevaliir. Paris, 1864-
1806, 4 vol. pet. in-S" brochés, papier vélin, 1090 pages 30 fr.
Réimpression de l'édition raris.-ime de 1636.
— Le Grand Voyage du pays des Hurons situé en l'Amérique vers la mer Douce les der-
niers confins de la Nouvelle-France dite Canada, par Gabriel Sagard Tliéodat. Avec un
dictionnaire de la lancrue huronne. Paris, 1865, 2 vol. pet. in-S", front, gravé, papier
vélin, br., x.xv-268 et 152 pages 15 fr.
Réimpression faite par les soins de E. Chevalikb.
Thevel (A.). Les singularitez de la France antarctique (Brésil). Nouvelle édition, avec
des notes et commentaire, par Paul Gaffahei,. Paris, 1878, petit in-S", de Lxn-459
pages, avec ligures sur bois, papier vergé 10 fr.
Réimpression de l'édition dç 1558.
.Wiener (Ch.). Essai sur les institutions politiques, religieuses, économiques et sociales
de l'empire des Incas. Paris, 1874, in-4'> br., 104 pages et 5 pi 6 fr.
Areis-aur-Aub». — T^. Frémont
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